C’était il y a des années, une expo sur l’agonie des Halles, à Paris, cette saga pompidolienne d’un âge où le progrès avait le droit d’éradiquer un quartier entier, officiellement au nom de l’hygiène, plus probablement pour satisfaire des appétits immobiliers et politiques, et pousser les pauvres au-delà du périph. On sait comment ça a fini – le marché de Rungis, les Halles exilées à Nogent et Pantin, et ce trou hideux qu’on s’efforce de combler depuis plus de 50 ans. Je me rappelle la sensation oppressante d’un immense gâchis, m’être dit qu’ils n’avaient pas le droit et que, comme le dodo, on ne verrait plus ces géants de fer et de verre que dans les livres d’image. Et aussi qu’elles seraient drôlement chouettes, les Halles, aujourd’hui, si au lieu des hommes gris, on avait écouté les poètes. Et enfin que ça n’arriverait plus, qu’on avait appris.
J’ai pris le même coup de massue en passant devant la tour Insee, à Malakoff, cette semaine. Depuis des mois, des esthètes, rejoints tardivement par la municipalité, se bagarrent contre l’administration, qui a décidé, un jour où elle n’avait rien d’autre de mieux à faire, qu’il lui fallait un immeuble neuf, cher, gros, haut et moche pour loger ses fonctionnaires, à l’étroit dans le XVe où, accessoirement, le prix du m2 est deux fois plus élevé que dans la petite ceinture. Ça a duré, de manifs en réunions publiques pour la galerie, d’articles dans le journal en réunions en petit comité pour la galerie, de conseil municipal en pétitions. Ça n’a servi à rien, puisque que c’était écrit. Chez ces gens-là, on ne se renie pas, jamais, moins encore pour l’amour de l’art. Tout ça, il y a quelque temps qu’on le savait et qu’on s’était fait une raison, même si c’était douloureux.
C’est pas pareil de le voir.
Jusque-là, je me disais que le désastre n’avait pas commencé, que les travaux ne concernaient pour l’instant que le désamiantage et les annexes, qu’ils ne pouvaient pas s’asseoir sur les avis convergents des Malakoffiots et d’un comité d’experts indépendants, bref, qu’il y avait encore de l’espoir, qu’on n’avait pas franchi le point de non-retour. On a franchi le point de non-retour. La Tour Insee perd un étage par semaine, c’est un squelette, elle ne ressuscitera pas, on ne pourra bientôt plus la voir que dans les livres d’images.
Vous me direz que ce n’est jamais que du béton, qu’il y a des choses plus graves en quantité industrielle, que la France est sur le point de se donner à l’extrême droite et que la fin de la tour Insee, on s’en remettra. Évidemment. Mais peut-être que dans 10, 15, 20 ans, Malakoff lui fera une expo, comme Paris à ses Halles perdue. Et qu’un type s’arrêtera devant une photo en se demandant comment, au début du XXIe siècle, des hommes ont pu commettre une telle insanité. Ça lui fera un sacré vide dans l’estomac, au gars.