Coup de sifflet
Décembre 2003 : premier numéro de Sociétés de l'Information, lettre mensuelle produite par Tocsin et diffusée aux décideurs de l'Internet francophone. La revue s'est révélée étonnamment visionnaire sur l'évolution d'Internet et de ses usages.
Ces dernières années ont été celles des lanceurs d'alerte, et de leurs déboires. Des cadres ou des employés qui prenaient la décision de dénoncer des pratiques frauduleuses, voire criminelles.
L'article ci-dessous de SdlI daté de 2009 (déjà !), évoque les plateformes d'entreprise qui se développaient à l'époque pour favoriser ces pratiques et les encadrer : une fausse bonne idée tombée aux oubliettes ?
Odile Ambry
Mouchard, un métier comme un autre
Pour éviter les scandales financiers, les entreprises demandent la participation des salariés pour prévenir des dérives éventuelles. Mais de la mauvaise gestion à la dénonciation du rival, il n’y a parfois qu’un pas. Tandis que la loi tâtonne, les syndicats veillent.
« Dénoncer un système qui met en danger la pérennité d’une entreprise est une chose, « cafter » sur son collègue en portant atteinte à sa vie privée en est une autre! » assène Jean-Paul Bouchet, secrétaire général de la CFDT Cadres. Le patron de l’entreprise Benoist-Girard l’a appris à ses dépens!
La CFDT a obtenu gain de cause, le tribunal de grande instance de Caen ordonnant la suspension de la plate forme de dénonciation entre salariés, instaurée par l’entreprise via le site EthicsPoint; au motif que ce système d’alerte professionnelle était « susceptible de porter atteinte aux droits et libertés individuels de tous les salariés » et constituait donc « un trouble manifestement illicite ». En attendant l’arrêt de la Cour de cassation, saisie d’un cas proche, qui précisera la jurisprudence dans ce domaine.
Pas de culture du coup de sifflet
Pourtant, 1300 entreprises seulement sont aujourd’hui équipées d’un système de dénonciation au travail, indique la Commission nationale informatique et libertés (Cnil). La principale motivation est de se mettre en conformité avec la loi Sarbanes-Oxley. Adoptée en 2002, suite au scandale Enron, ces textes obligent les entreprises américaines cotées en bourse et leurs filiales à l’étranger de se doter d’un système de whistleblowing (littéralement « donner un coup de sifflet »). Il donne aux salariés les moyens de dénoncer les fraudes et malversations comptables ou financières dont ils ont connaissance. Les modalités pratiques peuvent varier d’une entreprise à l’autre : site Internet, plate forme informatique, numéro de téléphone ou adresse de courriel dédiés...
« Les dispositifs d’alerte professionnelle sont encore peu répandus en France et ce malgré la loi Sarbanes-Oxley. Cela tient au caractère délateur, très centré sur l’individu qu’insuffle la loi américaine » indique J.P Bouchet. Une transposition qui passe mal dans l’univers culturel français, où ces pratiques évoquent le régime de Vichy. En conséquence, l’ensemble des syndicats proscrit l’anonymat au profit de la confidentialité, dans un souci de protection des déclencheurs d’alerte mais aussi des personnes mises en cause.
Élargir les alertes
Afin que l’alerte professionnelle ne vire pas à la dénonciation calomnieuse ou ne porte pas atteinte à la vie privée des salariés, la Cnil a délimité le champ de dénonciation possible aux « domaines financier, comptable, bancaire ou de lutte contre la corruption » par délibération du 8 décembre 2005. Les syndicats européens demandent aujourd’hui que ce principe soit élargi aux domaines sanitaires et environnementaux – afin d’alerter des risques de contamination ou de pollution par exemple – ou encore sociaux et sociétaux – afin de dénoncer les manquements des employeurs à leurs obligations légales concernant entre autres l’intégration des travailleurs handicapés dans l’entreprise ou le maintien des seniors dans leur emploi.
« Les dispositifs d’alerte professionnelle doivent porter sur les process de gestion et de management des entreprises et non sur les individus! » déclare JP Bouchet. C’est un véritable enjeu pour les entreprises si elles veulent que les salariés les utilisent. Leur efficacité dépendra de la perception. Système de contrôle de tous par tous ou outil d’exercice de la responsabilité de chacun par chacun au service de l’intérêt général ?L’adhésion des salariés passera aussi par une protection des déclencheurs d’alerte contre d’éventuelles représailles. La loi contre la corruption de novembre 2007 représente une avancée en la matière puisqu’elle instaure la protection des déclencheurs d’alerte dans les entreprises; mais ce principe demanderait à être étendu à tous ceux qui donnent l’alerte et ce, quel que soit le domaine concerné. D’ici là, les syndicats devront continuer à alerter... sur les dispositifs d’alerte.
Cendrine Duquenne
Sociétés de l'Information est une lettre mensuelle créée en 2003 par l'agence Tocsin, présidée par Odile Ambry. Consacrée aux évolutions d'Internet et au décryptage de l'information. Diffusée jusqu'à fin 2011 et ouverte aux plus grands experts de l'Internet francophone, les articles de Sociétés de l'information se sont avérés (modestement) visionnaires sur les problèmes soulevés par l'incursion fantastique d'Internet dans nos vies. Leur nouvelle publication par Tocsin met en perspective nos interrogations actuelles - moins nouvelles ni originales qu'il n'y parait.