Sans contrefaçon, je suis une information...
Ils n’en meurent pas tous, mais tous en sont atteints : les fake news font partie de l’environnement quotidien des politiques et des institutions. Visibrain et Heiderich consultants ont analysé trois ans de « faits alternatifs » en France et rédigé un livre blanc pour aider les décideurs à s’en prémunir.
« Les preuves mêmes irréfutables et les faits ne servent plus à faire taire une rumeur. Une fois lancée dans le tourbillon des réseaux sociaux une fake news va se propager bien plus vite que son démenti et sera généralement bien plus relayée. » Ce constat dressé par Maïlys Mas-Garrido, responsable de la communication de Visibrain, est éprouvé depuis quelques années par les décideurs politiques et leur entourage. Mais jamais les fake news n’avaient autant irrigué le débat public, au risque de rendre celui-ci plus délétère que jamais. Depuis le début de l’année 2019, Visibrain a relevé 45 millions de tweets consacré aux fake news et une centaine d’articles de presse sont mis en ligne quotidiennement sur le sujet. Et la politique est le premier secteur touché, devant la santé.
Pour faire face il peut être utile de s’inspirer de cette formule de Sun Zu, écrite au VIe siècle avant notre ère dans son célèbre Art de la guerre : « si tu ne connais ni ton adversaire ni toi-même, à chaque bataille tu seras vaincu. » Le conseil tient toujours et c’est d’ailleurs ce que proposent au final Visibrain, plateforme de veille des médias sociaux et Heiderich consultants, cabinet de conseil en communication sensible, qui ont travaillé à l’élaboration d’un livre blanc sur le sujet, présenté le 26 novembre dernier.
Le pacte de Marrakech, fake politique de l’année
Les deux partenaires ont analysé trois ans de fake news, de 2016 à 2019. L’idée : « apporter une totale compréhension des enjeux » et partager leurs clefs de lecture avec les décideurs pour leur permettre de lutter efficacement contre les faits alternatifs. Si la littérature abonde sur le sujet des fakes, avec de larges contributions des sciences sociales, le phénomène est abordé cette fois d’une manière finement analytique, grâce aux datas récoltées par le logiciel de Visibrain. Les propositions ont ensuite été construites avec Heiderich. Le livre blanc propose ainsi une classification des fake selon leur méthode de fabrication – transformation, interprétation des faits, imitation des codes – et les intentions de leur auteur : ludique, satirique (le Gorafi) ou idéologique, « les plus dangereuses car elles sont destructrices, avec une atteinte du couple « image-réputation ». La plus grosse fake de l’année, qui concerne le pacte de Marrakech, l’illustre parfaitement. Plus de 240 000 tweets ont été publiés en trois mois, de novembre 2018 à février 2019, dont un quart le 10 décembre, jour de la signature du pacte. Pour les auteurs et relais des fake news, ce traité international pourtant non-contraignant, ouvre la porte à une « invasion migratoire » et confirme leur théorie du « grand remplacement ».
Même si les nationalistes et l’extrême-droite sont particulièrement actifs sur les réseaux sociaux, deux actualités expliquent l’extraordinaire emballement autour du pacte : le mouvement des Gilets Jaunes et l’attentat contre le marché de Noël de Strasbourg. « En analysant les nuages de mots et les hashtags utilisés, nous pouvons constater que le pacte de Marrakech est devenu un symbole pour de nombreux opposants au gouvernement » expliquent les rédactrices du livre blanc.
« Hybridation des oppositions »
Le succès d’une fake news doit beaucoup au statut de son auteur ou de ses relais : dans le cas du pacte Marrakech, Marine Le Pen a parfaitement joué son rôle : « elle obtient une moyenne de 900 retweets par publication, soit plus de 20 000 retweets au total. » Derrière elle, la députée LR Valérie Boyer, adhérente de l’aile la plus droitière du parti a elle aussi été très efficace avec plus de 10 000 retweets. Quant aux Gilets jaunes, ils sont à l’origine de 30 % des tweets sur le pacte publiés en France, le pays où le sujet a le plus « buzzé ». Pour les analystes, l’étude du cas du pacte de Marrakech permet de démonter les mécanismes qui ont permis un tel succès.
L’hybridation des oppositions d’abord , « à savoir la capacité à mobiliser des communautés différentes sur un même sujet ou de réaliser des amalgames entre différentes thématiques, mêlant des actualités hétérogènes (pacte et attentats par exemple), qui viennent contribuer et enrichir la construction de la fake news. » Autre constat, « La cohabitation de la simplification et de la richesse des détails. » Un imaginaire simpliste : les bons (blanc) contre les méchants (étrangers, noirs, musulmans...), l’invasion migratoire… sur lequel se brode un récit élaboré « détaillant de faux contenus du Pacte. Pour réussir, une fake news doit ajouter des éléments à son récit, enrichir son contenu, donner de nombreux détails falsifiés et de fausses preuves. »
La difficulté est de s’en prémunir. Visibrain et Heiderich posent six conseils :
- intégrer les fake news à la cartographie des risques. Ce qui est vrai pour l’entreprise l’est pour un cabinet dont la gestion du risque politique est l’un des fondamentaux.
- anticiper avec la mise en place d’une veille « parfaitement paramétrée » – c’est, on l’aura compris, le job de Visibrain, notamment..
- mesurer l’impact réel de la fake avant même d’agir, avec des outils adaptés.
- détecter les communautés à risques pour éviter les contaminations, là encore par une veille constante.
- démentir, avec des répliques proportionnées, contextualisées…
- ne pas s’acharner : « il est essentiel de se préparer à affronter la paresse cognitive et l’enfermement idéologique ». Sur ce dernier point, la sphère politique est probablement la mieux armée.
Opinion paranoïaque
Ces conseils sont de bon sens. Mais rien ne peut garantir quiconque d’une attaque de peste virale née d’une contrefaçon de la réalité. Florian Silnicki, dans un billet publié sur son blog le 6 décembre, relève que « si les grands principes de la communication de crise et de la gestion de crise n’ont pas changé, le contexte dans lequel s’inscrivent ces crises a quant à lui considérablement évolué ». Selon le fondateur de la FrenchCom « l’opinion publique est devenue paranoïaque » et, sur-sollicitée a développé « une immunorésistance à la communication (…) un bouclier intellectuel ». A l’arrivée explique-t-il, l’opinion est devenue résistante « à l’influence des messages diffusés et des stratégies élaborées pour les convaincre ou les influencer. L’opinion ne lit plus la communication pour ce qu’elle est mais pour ce qu’elle accusée de cacher. La présomption d’innocence digitale n’existe pas. La charge de la preuve est inversée. »
Bruno WALTER
Article paru dans ComPol numéro 123