Un des souvenirs les plus marquants de mon internat, c'est sans doute la première fois que j'ai dû constater un décès. Seul, de garde, au cœur de la nuit.
Le service des urgences, avec sa frénésie habituelle, m’avait habitué à l’irréel des soirs de garde. Mais cet appel-là était différent. Un constat de décès.
Quelqu'un, quelque part dans l'hôpital, venait de s’éteindre. Une personne que je n'avais jamais rencontrée, et c'était à moi, vingt-quatre ans à peine, de certifier qu'elle avait quitté ce monde.
Quand je suis arrivé dans le service, tout était étrangement calme. Les infirmières, débordées, circulaient en silence, trop peu nombreuses pour faire face à la charge. Je me suis retrouvé devant cette porte. Devais-je frapper avant d’entrer ?
Après tout, c’est mon passage qui allait trancher entre la vie et la mort. Il y avait dans ce geste un respect maladroit, une révérence inconsciente face à l’irrévocable.
Cette première confrontation, elle est sûrement initiatique, incontournable pour tout médecin. Je me souviens de Jean-Christophe Rufin, dans Un léopard sur le garrot, qui racontait la sienne. Cet épisode m’avait marqué.
À cet instant, il n'y a plus que le silence et ce corps allongé devant vous. Chaque pas que l’on fait dans cette pièce amplifie la réalité de cette absence.
Le corps, allongé devant moi, avait perdu ses teintes habituelles. Ce qu’il restait, c’était une palette de gris et de blanc, comme si la vie, dans son retrait silencieux, avait emporté avec elle les dernières couleurs. La peau, autrefois habitée, s’était figée en une matière froide, presque minérale. On aurait dit un vieux parchemin, usé par le temps, dont l’histoire avait été effacée.
Ce qui avait vibré en lui, ce qui avait raconté, s’était retiré en silence, ne laissant qu’un vide que rien ne pourrait combler, pas même les mots.
Et puis, il y a cet autre moment, celui de l'appel à la famille. Une voix endormie à l'autre bout du fil, qui ne sait pas encore. Et nous, avec nos mots fragiles, malhabiles, chargés de dire l’indicible. Comment parler d’une personne que l’on n’a connue qu’à travers le voile de son corps immobile, déjà ailleurs ? Ce moment, je crois, reste suspendu dans l’air. Un échange entre deux mondes, presque sans mots, car que peut-on vraiment dire ?
Je crois sincèrement que nous sommes nombreux, parmi les médecins, à avoir traversé cette expérience. Et tous, ou presque, avons fait semblant de trouver cela normal. Comme si la mort, sous nos mains, devenait une routine.
Pourtant, je ne crois pas que l’on puisse grandir vraiment dans cette profession en affrontant, seul, cette première rencontre avec l’absence. Sans une main tendue, sans un mot partagé autour de cette brèche dans le temps.
Ce moment, si lourd pour ceux qui soignent, si précieux pour ceux qui restent, mérite plus.