- 1 Ce projet spécifique s’inscrit dans un projet de recherche plus général financé par le Fonds nation (...)
1Je mène actuellement en Suisse une recherche auprès des personnes qui s’engagent bénévolement à accompagner des mourants1. L’objectif général de ce travail est de cerner, sur la base d’une enquête ethnographique, la façon dont se joue le rapport contemporain à la mort (mais également à la maladie grave et, bien souvent, incurable) lorsque celui-ci s’établit sur une base volontaire et en dehors de tout conditionnement professionnel. Plus précisément mon questionnement est le suivant : comment la « mort » peut‑elle constituer le motif ou l’un des motifs au centre d’un engagement volontaire ? Qu’en font les bénévoles ? Comment gèrent-ils la constante présence de la mort, de la maladie incurable et de personnes le plus souvent gravement atteintes dans leur corps et dans leur âme ? D’emblée, pour éviter une confusion récurrente, il importe de préciser qu’il s’agit d’analyser dans ce travail un type d’accompagnement associé aux soins palliatifs ; sa vocation est d’apporter une aide ponctuelle ou régulière, voire un soutien moral à la personne malade, à ses proches ou au personnel soignant. Cette forme d’accompagnement, malgré une terminologie identique, s’inscrit en faux face à la pratique, légalement tolérée en Suisse, du suicide assisté. L’« accompagnement palliatif » consiste à faire de la fin de vie un moment « privilégié » durant lequel le patient et ses proches se préparent à l’inéluctable en laissant la nature – la maladie – suivre son cours.
2Pour répondre à ces interrogations mais également dans le but de les affiner, j’ai débuté, il y a de cela une année et demie, une enquête ethnographique dans les milieux bénévoles du canton de Vaud. Suivant une approche conventionnelle, mon but a d’abord été d’approcher ces milieux puis progressivement de les intégrer avec le double statut d’observateur et de participant. Plongé dans un univers que j’appréhende en exposant mon « propre corps » et ma « propre personnalité » (Goffman, 1989), je poursuis un double objectif. Le premier est, classiquement, de saisir l’expérience des acteurs sans lui substituer mes propres schèmes. Il y a là comme une forme de socialisation secondaire, comme un moment de familiarisation avec le milieu d’enquête qui se nourrit de la proximité, voire de la collaboration entre chercheur et acteur (un coapprentissage dirait Bensa, 2006). Le second objectif revient à poser un point d’interrogation circonstancié à la suite des premiers constats d’observation.
3Circonstancié, qu’est‑ce à dire ? La méthode ethnographique permet de se focaliser sur l’action présente (l’action en train de se faire), suivant en cela une critique courante adressée à une vision trop déterministe des sciences sociales qu’Albert Piette synthétise ainsi :
« […] valorisant la cause, les raisons ou les effets, la vision sociologique ne regarde pas l’action des hommes, qui semble ne représenter qu’une ombre par rapport à la présence réelle des forces ou déterminations sociales diverses, l’objectif sociologique par excellence » (1996 : 40).
4Autrement dit, l’espace social que dessinent les groupes de bénévoles ne m’intéresse pas en tant que totalité ou partie d’une totalité déterminant les us et coutumes en vigueur en son sein, mais en tant qu’espace ouvrant des processus interactifs. Mon enquête s’attache donc plus à « l’étude des réactions des individus aux réactions des autres individus » (Bateson, 1971 : 189 cité par Bensa 2006 : 273). L’interrogation anthropologique et mon analyse tirent, dès lors, leur autorité non pas des clés conceptuelles que je détiendrais aux dépens des acteurs mais de ma position d’observateur multisituée : éviter d’être « encliqué » (Naepels, 1998) c’est‑à‑dire de n’être rattaché qu’à une portion isolée de l’univers social investigué, tel est l’enjeux (et la difficulté) du travail ethnographique. D’un groupe de bénévoles à un autre, des bénévoles à leurs responsables, des responsables aux cadres des institutions médicales, des bénévoles aux patients et à leurs proches (relation plus difficile toutefois à cerner dans la mesure où l’activité d’accompagnant en fin de vie est une activité exclusivement solitaire qui ne laisse aucun espace possible à un tiers observateur, la participation prend ici tout son sens) et plus généralement dans les interstices que crée chacun de ces statuts distincts, mon objectif est autant que possible d’accéder à chacun des sous-espaces correspondants. Moins par souci d’atteindre une exhaustivité que par la nécessité, justement, de rendre compte des faits singuliers par référence aux conjonctures diachroniques dans lesquelles ils s’inscrivent ; l’enjeu consistant à saisir l’influence mutuelle entre synchronie et diachronie, entre les acteurs, leurs actions et les déterminations sociales.
5D’un tel « dispositif » d’observation, de déplacement et de participation, on peut tirer une première définition de l’empathie, à titre d’hypothèse : celle‑ci consisterait à prendre au sérieux les expériences des acteurs, à les observer en se centrant sur leur quotidien et en en questionnant les aspects a priori les plus banals. Pour reprendre un Bourdieu faisant sien des préceptes clés de l’approche compréhensive, l’empathie apparaît ici comme une tentative « de se mettre à la place de son interlocuteur en pensée » mais aussi en acte, suis‑je tenté de compléter puisqu’il est question également d’observation participante, soulignant par là que « cette compréhension ne se réduit pas à un état d’âme bienveillant » mais qu’il est une sorte d’« exercice spirituel, visant à obtenir, par l’oubli de soi, une véritable conversion du regard que nous portons sur les autres […] une sorte d’amour intellectuel » (1993 : 910‑912). Dans cet article, il est moins question de revenir sur le décalage qui peut éventuellement apparaître entre cette posture et sa concrétisation (tel que Nonna Meyer l’a déjà souligné en 1995). J’aimerais plutôt m’arrêter sur des termes qu’il me paraît important de questionner : « se mettre à la place », « exercice spirituel », « oubli de soi », « conversion du regard », et enfin « amour intellectuel ».
6Chacun de ces termes renvoie respectivement à une forme de tension qui paraît inhérente à « l’entreprise empathique ». Un tel état de tension tient avant tout à la polysémie du terme « empathie ». Par exemple, la psychologie le définit au moins de deux façons différentes (voir notamment Berthoz & Jorland, 2004) :
-
comme un outil théorique fondamental médiatisant la relation entre un thérapeute et ses patient.e.s. ;
-
comme une aptitude toute humaine à se mettre à la place d’autrui.
7Dans ce second cas, l’empathie ne constitue alors plus un outil de recherche ou un outil clinique, mais bien un phénomène qu’il s’agit d’étudier. Dès lors, le premier enjeux lorsqu’il est question d’empathie est celui de dépasser son statut paradoxal partagé entre une affirmation – tout être humain normalement constitué est capable de se projeter sur autrui – et, au moins, deux interrogations – comment cette transposition de subjectivité est‑elle concrètement possible ? Où se situe la frontière de l’intersubjectivité ?
- 2 Pour davantage de détails sur les « deux » Wittgenstein au prisme de l’empathie et de la compréhe (...)
8Par ailleurs, les débats philosophiques autour de l’empathie, principalement dans les courants de l’herméneutique, sont également partagés dans la définition et l’usage qu’ils en font. La trajectoire d’un philosophe comme Wittgenstein est à ce titre symptomatique (Chauviré, 1989), passant d’un recours à l’empathie comme d’un outil permettant une compréhension quasiment instinctive et immédiate de la réalité à une approche où la saisie d’un phénomène nécessite tout à la fois une restitution synchronique du phénomène observé et une étude diachronique des corrélations à son origine. En d’autres termes, si le premier Wittgenstein associe étroitement empathie et compréhension (respectivement le moyen et la fin), le second rompt ce rapport de dépendance en se dirigeant vers une forme de « compréhension structurale » dans laquelle l’empathie est reléguée au rang d’accessoire2. Les sciences sociales ont largement hérité de cette tension. C’est d’ailleurs celle-ci que l’on retrouve dans l’opposition entre approches explicatives et approches compréhensives, entre la recherche des causalités propre à un phénomène et son interprétation en tant que réalité sui generis. C’est dire si le débat actuel sur l’empathie ne fait en définitive que raviver un conflit qui est pour ainsi dire constitutif des sciences sociales. Se livrer à une réflexion dont l’objectif est de parvenir à une définition de l’empathie en en postulant la pertinence et l’utilité pour les sciences sociales revient donc à prendre position dans un débat déjà en cours. Il n’en reste pas moins que dans le courant « compréhensif », à l’image des lectures fortement contrastées que l’on peut faire des thèses de Wittgenstein, ce postulat laisse un certain nombre de questions ouvertes quant à ce que l’on entend par compréhension et quant à la façon dont elle s’agence.
9Plutôt que de la faire de façon théorique, j’aimerais mener cette réflexion en faisant un bref détour empirique et en puisant dans mes observations quelques éléments de réflexion. J’aurai moins l’occasion ici pour des questions de place de m’intéresser aux processus interactifs tels que je les mentionnais plus haut qu’aux cadres formels dans lesquels ils s’insèrent. C’est une description et une analyse quelque peu partielles et très générales de ces cadres qui seront restituées ci-dessous. Si un tel matériau s’avère ethnographiquement insuffisant pour rendre compte de la réalité du bénévolat dans l’accompagnement en fin de vie (et surtout de la façon dont des individus donnés usent de cette activité), il permettra néanmoins d’apporter des éléments de réponse aux questions que pose aux sciences sociales le recours à la notion d’empathie.
10 L’une des caractéristiques saillantes de l’accompagnement en fin de vie bénévole, outre le volontariat, réside justement dans sa dimension empathique. Dès l’entrée sur mon terrain qui coïncide avec mon entrée en formation (celle que tout candidat au bénévolat se doit de suivre avant de pouvoir exercer), j’ai pu noter une certaine proximité entre l’activité des bénévoles et celle de chercheur engagé sur le terrain. Une bonne partie de la formation offerte aux futurs bénévoles consiste à leur enseigner une juste distance avec les patients. Il s’agit plus concrètement de les sensibiliser au fait que les patients n’ont pas nécessairement souhaité leur présence (la demande émanant la plupart du temps des parents ou du personnel soignant) ou qu’ils ne partagent pas forcément le même point de vue sur la (fin de) vie. De façon plus générale, même lorsque le patient s’accommode de la visite de tiers bénévoles, ceux-ci ont le devoir de remplir leur tâche en se focalisant sur ses attentes : éviter toute forme de prosélytisme, savoir se taire, lui laisser la possibilité de conduire la discussion. Bref, ne pas perdre le contrôle de son implication tout en faisant l’effort de se mettre à la place de son interlocuteur, telles sont formellement et idéalement les règles d’or de ce type de bénévolat. C’est en ce sens qu’un parallèle entre le travail de recherche et l’activité des bénévoles dans l’accompagnement en fin de vie peut être entrepris.
11Ce principe d’écoute et de mise à disposition de l’autre a fait l’objet d’une analyse de Aiach et Fassin (2004). Prenant pour exemple une réforme voulue par le directeur d’un service communal d’hygiène et de santé d’une grande ville, Fassin décrit ainsi la vocation générale de ces espaces dédiés à la parole ainsi qu’à l’écoute d’autrui et des compétences qu’ils requièrent :
« Le critère qu’il mit en avant dans son annonce était d’avoir de "l’empathie" à l’égard des "publics en difficulté". Plutôt qu’un savoir‑faire institutionnel ou une connaissance sociologique, c’était une façon d’éprouver le rapport à l’autre qui était recherchée en priorité. À la formation académique ou à l’expérience pratique était préférée une compétence sociale définie en termes d’affects et susceptible de permettre un travail de proximité » (p. 21‑22).
- 3 « Il faut prendre au sérieux cet air du temps. On peut ainsi suggérer qu’à chaque époque la façon d (...)
- 4 Très justement, Fassin souligne le risque de contagion qu’implique la confrontation à des personnes (...)
12Cet « ethos » caractéristique de notre temps selon Fassin3 se concrétise dans le bénévolat en accompagnement en fin de vie sous différentes formes : la responsabilité que les bénévoles endossent en se mettant à la disposition des personnes malades, l’affection voire l’amour qu’ils semblent éprouver face à la souffrance de ces personnes, la façon dont ils compatissent ou la portent en souffrant parfois à leur tour4, mais également la manière dont ils ont de la lire pour donner corps aux aspects moraux qui guident leur démarche. Les récits d’accompagnement regorgent ainsi d’exemples par lesquels les bénévoles démontrent ou tentent de démontrer leur aptitude à se mettre à la disposition de leurs interlocuteurs et à se focaliser sur eux. Certains bénévoles croyants insistent par exemple sur le fait que les prières auprès d’un patient non croyant sont dites intérieurement, ou plus simplement tues ; à l’inverse, les accompagnants agnostiques, non croyants, ou non pratiquants (dont la proportion est comparable à leurs homologues croyants) rappellent souvent qu’il leur arrive d’accompagner ou de soutenir les patients dans des prières qu’ils ne pratiquent habituellement pas. D’autres récits insistent, en outre, sur la façon dont un dialogue « profond » avec un patient s’est tissé à partir d’une parole ou d’un mot de prime abord banal que l’accompagnant a su repérer chez le patient puis exploiter en le questionnant.
13Cette prudence dans la relation au patient doit être reliée au statut relativement précaire des intervenants bénévoles. Précarité dont l’origine est avant tout institutionnelle et qui se manifeste notamment par l’impossibilité de définir les bénévoles autrement que par la négative. Plusieurs fois durant la formation, les différents intervenants (médecins, soignants, psychologues et cadres d’association de bénévoles) rappellent ainsi que les bénévoles ne sont ni médecin, ni infirmier, ni psychologue, ni aumônier, ni ami, ni parents. La seule compétence qu’ils ont finalement à faire valoir est celle d’assurer une présence limitée – l’engagement bénévole ne dépasse pas le plus souvent quatre heures hebdomadaires : « être là » sans s’imposer comme les responsables d’associations l’écrivent sur les brochures de présentation. Ce savoir-être peut dans la pratique prendre des formes extrêmement variées à tel point que ce qui est possible dans un accompagnement peut être rédhibitoire dans un autre : la parole opère dans un cas, alors qu’elle dérange dans un autre ; le silence apaise ici et assourdit là-bas. Le contexte de mort imminente accroît en outre la signification et la portée des gestes, ou des mots les plus anodins. Associé aux éléments à peine mentionnés, il ouvre un espace d’incertitude qui prend la forme d’un relativisme absolu : « Chaque accompagnement est différent » ai-je reçu à maintes reprises en guise de réponse à mes questions parfois trop générales sur « les » accompagnements.
14Pour pallier autant que possible cette fragilité relationnelle et ce recommencement perpétuel, les bénévoles se rencontrent à intervalle régulier pour reprendre en groupe les situations d’accompagnement. Le statut de ces réunions est relativement paradoxal. D’une part, elles permettent d’opérer des réglages « techniques » sur ce qui aurait dû être entrepris, ou pas, auprès des patients : pouvaient-ils aborder avec eux la question de la mort ? Pouvaient-ils prier avec eux ? Pouvaient-ils leur prendre la main ? Fallaitil rester silencieux ? Leurs attitudes, leurs réactions étaientelles appropriées ? D’autre part, ces rencontres, sous forme de groupe de parole, sont un moyen pour les bénévoles de rattacher leur activité à ce que justement, ils doivent passer sous silence lorsqu’ils l’exercent (ce que l’on peut synthétiser de façon encore trop schématique par le terme de « motivations »). C’est là un moyen de ramener à soi une activité officiellement tournée vers les autres.
15Autour de ces questions et de ces discussions, se jouent en définitive la teneur de l’engagement bénévole, la légitimité de la démarche et l’équilibre entre ce que donnent les bénévoles et ce qu’ils en retirent : à court terme, dans un accompagnement ponctuel, les bénévoles ne reçoivent pas forcément un retour de ce qu’ils ont investi. Sur le long terme par contre, les bénévoles parviennent par eux‑mêmes et/ou avec l’aide de tiers à une valorisation de leur engagement. L’empathie, ou plutôt l’usage qui en est fait dans un tel cadre, participe ainsi à une tentative d’atténuer l’incertitude à l’aune de laquelle la rencontre avec les patients, la présence dans des institutions à laquelle les bénévoles n’appartiennent que partiellement et ce qu’ils retirent de cette expérience sont négociés.
16Si les termes que je mentionnais plus haut – » se mettre à la place », « exercice spirituel », « oubli de soi », « conversion du regard », et enfin « amour » – correspondent à l’engagement des bénévoles tel qu’ils le revendiquent, leur concrétisation renvoie inévitablement à leur atténuation. Les bénévoles ne sont en effet pas là uniquement pour les autres et ils ne s’en cachent pas. Ce sont là des termes forts dont la connotation affective et l’alignement avec la pratique inévitablement partiel peuvent alors engendrer une forme de scepticisme chez l’anthropologue. En effet, que faire de l’empathie revendiquée des acteurs, lorsqu’elle n’est pas parfaite, lorsqu’elle est contrainte ou lorsqu’elle est un moyen et non plus une fin en soi ? S’agirait‑il de la considérer comme une illusion afin de ne pas céder à une forme de romantisme ? N’y aurait-il pas alors un hiatus du fait que le chercheur refuserait aux enquêtés ce qu’il revendique pour lui-même ?
17La question sous-jacente à tout cela est à mon sens la suivante : l’empathie parfaite est-elle possible ? Rob Shields (1996 : 281) insiste par exemple sur le fait que « l’empathie définie comme une synthèse parfaite est la marque d’une culture dominante. Cette forme d’empathie contraint au silence ou suffoque l’autre en niant la différence subsistant entre soi (en tant qu’enquêteur) et les autres (en tant qu’enquêtés) » (traduction faite par mes soins). Peut‑on pour autant remettre définitivement en cause la valeur heuristique de l’empathie ? Souscrire à un tel argument reviendrait à réduire l’empathie à sa forme idéale et inatteignable. Comme le démontre l’espace ouvert par les bénévoles, l’empathie n’est pas un principe unilatéral de projection de soi ou d’auto‑effacement ; elle est davantage une sorte de médiation qui agit entre soi et les autres dans un contexte où la relation à autrui n’est pas spontanée et doit être contrôlée. Si les bénévoles usent de l’empathie de sorte à établir un équilibre entre leurs aspirations et celles – si on peut les appeler ainsi – de leurs interlocuteurs, c’est justement pour éviter la suffocation de l’une ou de l’autre partie.
18L’analogie entre la position des bénévoles et celle des chercheurs est possible dans la mesure où l’une comme l’autre provoque des rencontres entre des parties qui doivent coordonner leur présence sans qu’aucun organigramme ou qu’aucune fonction prédéfinie ne les aide dans cette tâche. Êtres morbides, exceptionnellement courageux ou prosélytes, telles sont les images les plus courantes qui circulent au sujet des bénévoles. Le chercheur est quant à lui poursuivi par des projections qui le définissent tantôt comme espion, comme colleurs d’étiquettes toutes théoriques et inutiles, tantôt comme soutien potentiel en vue de remporter une mise dans un conflit local. Chacun à leur façon, bénévoles et chercheurs apparaissent ainsi comme des êtres singuliers dont les motivations ne sont pas toujours très claires et susceptibles de troubler un environnement auquel ils n’appartiennent a priori pas. On comprend mieux pourquoi chaque accompagnement est appréhendé comme le renouvellement d’une expérience. Les bénévoles sont en définitive plongés dans des situations dont ils ne maîtrisent ni les tenants ni les aboutissants. Il leur est dès lors permis d’y substituer parfois des schèmes ou des causes toutes personnelles. Par exemple, ils ignorent tout de la pathologie des patients, des traitements qui leur sont prodigués ainsi que de leurs effets secondaires (c’est d’ailleurs un sujet de débat récurrent dans les groupes de bénévoles de définir s’ils doivent être mieux informés du diagnostic médical). Dès lors, l’empathie telle qu’elle est définie et pratiquée ici est étroitement imbriquée à une temporalité axée sur le moment présent. Si un patient est confus, il s’agit de « faire avec » autant que possible sans chercher à en connaître les raisons. Même lors des groupes de parole, il s’agit moins de trouver des explications rationnelles que de déceler dans cette rencontre la richesse humaine qui s’y est jouée. Cette précarité de la relation n’est donc pas perçue comme un obstacle : si les termes de la relation induite par la présence des bénévoles se jouent sur des modalités complexes et instables, le recours à l’empathie permet d’ériger cette instabilité en ressource qui alimente la démarche des bénévoles.
19En terme d’empathie, ce qui distingue donc la démarche ethnographique de celle des accompagnants en fin de vie bénévoles réside avant tout dans un rapport au temps différent. Plus précisément, si les bénévoles ne disposent le plus souvent que de peu de temps auprès des patients et s’en accommodent (de façon plus ou moins contrainte), l’un des enjeux majeurs dans une enquête ethnographique est a contrario de parvenir à un lien durable avec les acteurs sociaux. Michel Naepels (op. cit.) a déjà analysé le rôle de l’empathie sur le terrain et l’équilibre précaire auquel elle donne lieu : la relation d’enquête (ethnographique tout au moins) crée un lien singulier entre chercheur et acteur dans lequel leur proximité est paradoxalement égale à leur distance. Si le chercheur s’investit dans une relation qui peut devenir amicale, l’amitié lui permet par ailleurs de mieux questionner et mieux situer le contexte dans lequel elle s’inscrit. L’engagement du chercheur, l’attention qu’il porte à la pratique des acteurs, le sérieux qu’il leur accorde, mais également les silences sous lesquels il passe parfois ses réactions, lui permettent tout à la fois de mieux casser avec ses préjugés en se laissant prendre dans la situation et d’entraver le moins possible ce qui se déploie sous ses yeux. Dans quel but ? Non pas dans celui de substituer le regard des enquêtés au sien, mais partant du principe que toute réalité sociale est constituée d’une multitude d’intérêts qui s’opposent et de préjugés différents qui leur sont attenants, dans le but de parcourir cette mosaïque et de tenir compte autant que possible de l’ensemble des pièces. Dès lors, l’empathie en tant qu’immersion ou que « lâcher prise » (Favret-Saada, 1977) dans le présent d’une situation sociale ne constitue qu’une étape de l’enquête : partager des moments de vie quotidienne en dehors de tout questionnement théorique constitue certainement la meilleure prérogative pour un décentrement et pour (re)connaître la part active revenant aux individus, que comporte inévitablement tout fait social. Néanmoins, s’arrêter à ce seul partage reviendrait à postuler que la seule présence bienveillante du chercheur auprès des enquêtés suffit à construire un savoir anthropologique. Mais auprès de quels enquêtés et sur la base de quels critères ?
- 5 C’est d’ailleurs la principale critique que l’on peut adresser à la définition qu’en donne Pierre B (...)
20Le monde de l’accompagnement en fin de vie est par exemple traversé d’une suite de distinctions statutaires entre, schématiquement, les bénévoles, les responsables d’associations, les divers représentants de l’institution médicale, les patients et leurs proches. Entre bénévoles, ces distinctions se prolongent encore par des différences dans l’intensité de l’engagement, dans la façon de le définir, de le pratiquer, ou encore dans la manière de tisser des relations avec les patients et leurs proches. Lorsque, pour l’enquêteur, l’empathie est définie comme un oubli de soi, une question surgit immédiatement : pour se mettre à la place de qui ? Des bénévoles ? Des responsables d’association ? Des représentants des institutions médicales ? Des patients ou de leurs proches ? Autant alors admettre qu’il n’existe pas une seule réponse à cette question et que cela rend le pari de l’enquête encore moins aisé (la métaphore du pari n’est pas nouvelle en matière d’ethnographie, elle a déjà été suggérée par Schwartz, 1993). C’est d’ailleurs dans ces termes que l’on peut le mieux définir l’empathie dans la recherche ethnographique. L’empathie, davantage qu’un amour intellectuel, peut être vue comme un pari incertain mais obligé, fondé sur une dialectique qui consiste à donner l’impulsion à une relation avec des gens étrangers, puis à en garder le contrôle sans trop l’orienter dès lors que ceux-ci nous sont devenus familiers. Dès lors, la conversion du regard n’est jamais complète, ou en tous cas jamais définitive. Toute la difficulté consiste à faire de cet « exercice spirituel » un balancement continu entre une multiplicité de pôles en s’assurant de ne jamais l’arrêter à une extrémité aux dépens des autres. Car, à trop associer l’empathie à un amour intellectuel, on en oublierait presque qu’il faut également tenir compte des personnes avec lesquelles l’on est dans un rapport d’affinité moindre5.
21Ce chassé-croisé entre ma trajectoire de chercheur et la trajectoire (partiellement esquissée ici) des bénévoles avait aussi pour but de soutenir la posture défendue dans cette contribution. Prendre au sérieux les enquêtés, c’est aussi trouver dans leurs activités des analogies qui peuvent nourrir la pratique de la recherche. Même si je me suis efforcé de les distinguer, il n’y a pas lieu de trancher entre une empathie qui serait plus vraie qu’une autre. Comme le soutiennent les tenants de la nouvelle modernité (notamment Giddens, 1991 ; De Singly, 2003), des notions telles que distance, réflexivité ou empathie se greffent de façon croissante à de nombreuses pratiques sociales voire en donnent lieu à de nouvelles. Dès lors en tant que chercheur, on se retrouve parfois dans la position parfois un peu inconfortable de travailler sur des objets/notions souvent désignés jusqu’à présent comme étant des outils méthodologiques au service exclusif d’une pratique académique. L’inconfort peut en effet provenir d’une sorte de jeu de miroir incitant à questionner des usages sociaux de ces outils qui peuvent nous sembler en tant que chercheur de prime abord bizarre ou être la résultante d’un détournement illégitime, partiellement exploité, voire employé comme de simples alibis. En rester là reviendrait pourtant et, justement, à galvauder la notion d’empathie. Autant donc saisir l’occasion qui nous est donnée et en tirer parti pour préciser et affûter notre regard de chercheur sans tomber ni dans la complaisance ni dans une disqualification trop précipitée. C’est peut-être aussi cela l’empathie.