- 1 Haydée Gastelu de Garcia Buela est « mère de la Place de mai » et mère de disparu. Son fils, Horaci (...)
La disparition, c’est un trou noir qui accompagne toute ta vie.
C’est ça [elle montre le vide autour d’elle dans un ample mouvement des bras], « disparition ».
Et ça t’impose immensément plus de peur que la mort. […]
Un jour tu as ton fils à tes côtés, et le lendemain tu ne sais absolument plus rien de lui.
(Haydée, mère de disparu et « Mère de la Place de mai »)1
- 2 C’est ainsi que Marie‑Monique Robin, journaliste d’investigation, appelle le « Plan Condor ». Pacte (...)
1Le 24 mars 1976, lors d’un coup d’État annoncé de longue date, une junte militaire tricéphale prend le pouvoir en Argentine. Le général Videla, l’amiral Massera et le général de brigade Agosti, membres de « l’internationale de la terreur »2, usent de tous les pouvoirs en leur possession contre ce qu’ils appellent la « subversion judéo‑communiste ». Propagande et « guerre psychologique » inspirées des méthodes étasuniennes au Vietnam, logique de la « guerre sale » et torture inspirées de l’expérience française en Algérie leur permettent de tuer 10 000 opposants, d’en pousser un million à l’exil et d’en faire « disparaître » 30 000.
2Les militaires disent « épurer » un corps social malade :
- 3 Déclaration du contre‑amiral César A. Guzzetti dans La Opinión, le 3 octobre 1976. Cité par Caiati (...)
« Le corps social du pays est contaminé par une maladie qui corrompt ses entrailles et forme des anticorps. Ces anticorps ne doivent pas être considérés sur le même plan que les microbes. Au fur et à mesure que le gouvernement contrôlera et détruira la guérilla, l’action de l’anticorps va disparaître. […] Il s’agit seulement de la réaction normale d’un corps malade »3.
3Cette nouvelle rhétorique de « chosification » et de déshumanisation des opposants est annonciatrice du pire. Elle signale que le corps sera désormais, métaphoriquement et concrètement, pris pour cible. Et qu’il sera difficile de lutter contre ces violences par la dénonciation des crimes, le langage étant retenu en otage.
4Il s’agira ici, dans un premier temps, d’esquisser la désarticulation, l’atomisation du lien entre corps et langage provoquée par la « disparition ».
5Ce lien, maintenu par les vivants, permettrait l’élaboration d’un sens à donner au réel et d’une place à attribuer aux morts. Je m’attacherai donc à la résistance des victimes à cette impunité féroce. Remettant en jeu leurs propres corps et leurs propres recherches dans le langage, elles tentent de « renverser » l’opération de déshumanisation sur ses deux versants. C’est finalement les conditions mêmes du vivre ensemble et du maintien d’un lien social, même minimal, même liminal, qui se dessinent dans leur volonté d’éclaircissement de la nébuleuse.
6Malgré la terreur qui les habite, les familles témoignent. Si, comme les thérapeutes, j’évoque le traumatique, c’est en anthropologue que je recueille ces témoignages. Anthropologue en équilibre sur un terrain mouvant, je tente de participer d’une reconstruction du sens indispensable aux vivants.
- 4 Environ 500 enfants ont « disparu » eux aussi. En bas âge, ils ont été enlevés par les escadrons de (...)
7Les « anticorps » (des escadrons de la mort), membres de « groupes de travail » (« grupos de tarea »), font irruption dans la vie des « envahisseurs communistes ». Ils ravagent tout sur leur passage, emmenant comme butin de guerre la vaisselle, les meubles, les bijoux, les chiens et même… les enfants4. C’est ce qu’ils appellent « l’aplanissement » (el allanamiento).
- 5 Victoria Grigera, comédienne, est fille de disparu. Son père était médecin des Montoneros (guérilla (...)
La dimension de… de la désint… des… désintégration des « disparus » me paraît immense, dit aujourd’hui Victoria5. Cette idée d’effacer la personne et de ne pas en laisser une seule trace. Ni de son corps, ni de sa maison. C’est dire que tu disparais sérieusement, parce que s’il n’y a pas de domicile où se rendre et où rassembler les photos… […] J’ai voulu aller sur les lieux où ils avaient mangé des grillades, où ils avaient parlé de l’idée de faire un bébé et tout. Et je les ai vus vides… vides comme après le passage d’un typhon. C’était très… c’était pire. Plus rien ! Rien, rien, rien, rien. Dans leur maison il n’y a rien ! Pas un meuble ! C’est dire qu’il n’y a plus aucun vestige. Ça n’a pas existé. Comme si tu les avais rêvés !
- 6 Ce modèle de voitures était couramment utilisé par la police et l’armée. Sans plaques d’immatricula (...)
8Les escadrons encagoulent leurs victimes, premier signe d’un « perdre la face » radical. Ils les embarquent dans des Ford Falcon sans plaques d’immatriculation6, les emmènent dans des centres clandestins de détention appelés « fosses » (pozos) ou « suçoirs » (chupaderos). Enchaînés dans des cellules non répertoriées, les « disparus » ne portent plus de noms, mais des numéros :
- 7 Carmen Aguiar de Lapaco est « mère de la Place de mai » et, en tant que survivante d’un camp, membr (...)
Tu perdais complètement ton identité. Et si tu ne répondais pas à cette lettre et à ce numéro, ils te tabassaient, explique Carmen.7
9Les disparus sont torturés psychologiquement et physiquement, essentiellement à la gégène électrique (appelée picana). Ils ne peuvent voir les visages de leurs bourreaux sans risquer l’exécution. Ces derniers portent des surnoms, empêchant leurs victimes de faire le lien entre le personnage endossé dans le centre clandestin et le citoyen argentin qui, par ailleurs, vit sa vie quotidienne dans un Buenos Aires sous terreur. Leurs surnoms, « Le Noir », « Le Turc », « Le petit mauvais », « Zéro », ou « Petit oiseau », sont toujours liés à la transgression d’un interdit, à une mutation (de l’humain à l’animal et au divin, de l’homme à la femme, du moral à l’immoral).
10Alors qu’ils débaptisent tout ce qu’ils prétendent éradiquer, les bourreaux baptisent donc toutes les réalités qu’ils engendrent : paradoxalement, ils nomment ou renomment tout pour tout mettre hors de portée du langage. Pléonasmes, euphémismes, néologismes, et cynismes sont elliptiques et pédagogiques de la terreur, à l’image de ceux employés par la machine de mort nazie, et expliqués ainsi par Eichmann : il fallait « dire la chose avec plus d’humanité. » (Todorov, 2000 : 129).
11Puis les bourreaux tuent leurs prisonniers dans ce qu’ils appellent des « transferts » (traslados). Ils s’acharnent sur leurs corps et/ou les font disparaître : ils « tuent » la mort, l’empêchent, la désacralisent. Certains, devenus des « paquets », sont jetés vivants à la mer dans ce que l’on a appelé « les vols de la mort », d’autres sont exécutés et enterrés anonymement dans des tombes individuelles ou des fosses communes. Les tombes portent alors l’inscription « N.N », (nomen nescio) en latin,(no nombre)en espagnol, « nom inconnu ».
12L’éradication de l’autre est macabrement mise en scène. C’est ce que Diego Garcia Reinoso a appelé « tuer la mort » (1988) ou Maria‑Victoria Uribe « tuer, re‑tuer, contre-tuer » (1992), se référant alors à la triple destruction de l’autre (par la torture, par le meurtre, puis par la « disparition » ou l’acharnement sur les corps).
13« Contre-tuer », annuler la mort réelle tout en renforçant l’extermination symbolique, est devenu possible en empêchant indéfiniment l’inhumation. « La mise à mort des symboles de la mort et de son langage (les rites funéraires, les cérémonies des adieux, où se médiatisent la perte, la nomination et la reconnaissance des morts), son désaveu signifient ceci : ce qui meurt ne rencontre que l’impossibilité de mourir » (Gomez Mango, 1999).
14Les familles n’ayant pris connaissance de la mort, et ne pouvant récupérer les corps de leurs proches, le deuil reste entravé :
- 8 Verónica Castelli Trotta est fille et sœur de disparu, membre de l’association HIJOS (réunissant le (...)
Bon, oui, [« disparition »] c’est un mot pervers. Mais c’est ce qu’ils ont fait. Pour moi c’est différent d’être assassinée et d’être disparue. Pour tout ce qu’implique la non possibilité de faire un deuil. Ce n’est pas la même chose d’avoir un corps ou de ne pas l’avoir. Quand nous avons commencé à nous réunir, nous les enfants de disparus, on s’est rendu compte que… à un moment donné dans la vie, chacun avait pensé : "Si ça se trouve mon père s’en est sorti, mais il est devenu fou à cause de tout ce qui lui est arrivé, il est dans une clinique, il ne sait plus qui il est… Il est amnésique, il ne se rappelle pas…" À un moment donné ça nous était tous passé par la tête, qu’il était peut être vivant. Alors qu’on savait que non. La disparition produit cela. Le fait que tu ne puisses même pas accepter qu’il est mort, parce qu’il n’y a pas de… pas de modes de représentation de la mort sans…rites. Et la disparition nous empêche de faire des rites » (Verónica8).
15Enfin, les bourreaux nient le crime : par le silence et l’impunité, ils parachèvent la rupture des tabous. L’Église, l’État, les commissariats, les Palais de Justice nient savoir quoi que ce soit. Unies par le « processus de réorganisation nationale », les diverses composantes du pouvoir opposent à l’angoisse abyssale des familles un mur de négation et de perversion.
16Le silence du pouvoir sur le sort de chacun « fait corps désormais avec le crime, mieux : il en est comme l’a priori, au sens kantien du terme, la condition de possibilité, ce qui identifie le crime comme élimination totale de l’autre, crime redoublé, crime à exposant... » (Bossy, 2002). Le crime est décuplé, le silence aggrave la mort… Ce qui semble à priori infaisable et reste impensable. Cela, Elie Wiesel l’avait déjà constaté : « Le bourreau tue toujours deux fois, la deuxième fois par le silence » (Assayag, 2004).
17C’est ce silence, cet effacement des traces et des cadavres, qui fait du crime un crime imprescriptible pour la loi internationale. C’est cet effacement des traces qui maintient la douleur perpétuelle des victimes.
- 9 Nilima Changkakoti affirme qu’il faut « agréger les morts au monde des morts pour agréger les vivan (...)
- 10 Le latin limens, le seuil, a donné l’anglais liminality et le français « liminaire », deux termes r (...)
18La disparition est un état anomique sans début ni fin. Elle est une mise en suspens du processus d’entrée dans la mort (ou de sortie de la vie). Les familles ne parviennent pas à savoir quand leurs proches, entravés, torturés, sont réellement exécutés. Si les disparus sont des « morts‑vivants », perdus dans un désert symbolique, leurs famille sont, par contagion « vivantes‑mortes », mortifiées de ne pas avoir de symboles, de rituels, de mots à offrir à leurs morts pour pouvoir mieux se séparer d’eux et pour pouvoir, ainsi, continuer à vivre9. Ce désert affectif et symbolique est un état de « liminalité » prolongée. L’on trouvait dans les Rites de passage d’Arnold Van Gennep (1909)10 ce moment de transition d’un état à un autre, où l’individu concerné n’est plus ni l’un, ni l’autre. Ici sur le seuil de la maison des morts, le disparu n’est ni dedans, ni dehors. En marge des ritualités propres au corps social, sa famille n’est ni dans, ni hors de la société.
19La « disparition » est une véritable « pédagogie de la terreur » dans le sens où ses intentions dépassent l’élimination physique des opposants ciblés. La terreur atteint leurs familles, pour qui le réel dérape dangereusement vers le fantasmatique. Ainsi que le souligne Edmundo Gomez Mango,
« la folie peut surgir dans la réalité. Celle‑ci, travaillée par la peur et la mort, la violence de la torture et de la disparition, peut devenir "folle". Les fantasmes se superposent et se confondent avec elle » (op. cit. : 47).
20La disparition est plus puissante et plus désorganisatrice que la mort, car elle désorganise aussi la vie. L’être humain n’est plus soumis à la perspective angoissante de la mort naturelle, il est soumis à la perspective impensable du pouvoir absolu d’un autre humain sur sa vie et sur sa mort. L’humain devient puissance, arbitraire. Il est capable de s’immiscer dans l’intégrité corporelle de l’autre. Comme les survivants de la Shoah, les survivants de la disparition argentine sont des
« témoins de l’union de l’inhumain et du sous humain ; car ils étaient présents en tant que victimes lorsqu’une certaine humanité organisa les réjouissances de la cruauté » (Améry, 1995).
- 11 Je comprends ici le langage comme un système de sens, caractérisé par l’utilisation de codes et de (...)
- 12 Je comprends donc la parole comme l’acte d’incarnation du langage, comme un vecteur d’expression du (...)
21Le langage11, outil de la déshumanisation de l’autre, est, depuis lors, soumis à la défiance des victimes. Instinctivement, elles prennent la parole12. Elles expérimentent, à l’image de Carmen, la négativité des mots :
C’est pas que… j’aimerais… c’est comme… un… Je dis toujours que c’est comparable à l’enfer. Je crois que… je ne suis pas pratiquante… je ne crois ni au ciel ni à l’enfer mais… c’est un… je dis toujours ça parce qu’il s’agit de faire comprendre ce que l’on a vécu là-bas…
22Il s’agit de lutter contre l’effroi ou la sidération.
- 13 Cristina Sanchez est sœur de disparu. Son frère, Enrique Angel Sanchez, a été enlevé le 14 juin 197 (...)
D’abord, ce que j’ai ressenti c’était : le silence », explique ainsi Cristina13. Un vide où tu ne comprends rien, et… Ensuite ça a été : enfouir. Sans penser… On… On ne pense pas beaucoup. Et l’amour. L’amour qui était là. Puis ce qui est sorti c’était de la fierté. J’étais fière du frère que j’avais. Et j’étouffais [Elle tient sa gorge]. Parce qu’il était peut-être mort, il était peut‑être parmi ces gens dont les journaux disaient qu’ils avaient retrouvé les corps carbonisés. J’ai aussi gardé un doute : s’il était toujours vivant, et qu’en le cherchant je le tuais, je le mettais en danger ?
23Si la pensée est affolée, elle n’est pas éliminée. « Ce qui l’est, c’est son ouverture vers le dehors, sa possibilité d’appréhender un objet » (Beledian, 1999 : 372). Le langage rencontre une forme d’inadéquation au réel, et la parole devient balbutiante.
24La disparition est « indicible » en ce qu’elle est une rupture de sens non compensable. Et notre langage ne peut prétendre déjouer l’indicible sans le révéler encore davantage, trahissant ses faiblesses, charriant la disparition. Charriant par ses incapacités une négativité pure. « Les expériences traumatiques ne peuvent nous atteindre qu’à travers la distorsion des mots », dirait Antonius Robben (1996 : 74 ‑75).
25Conscientes de l’entame désormais présente dans la pensée et dans le langage, les familles et les survivants s’expriment au nom des morts, pour eux, confirmant cette idée de Valérie Joubert‑Anghel, selon laquelle toute survivance est désormais une « liberté sous parole » (2002) :
Les morts ne peuvent pas parler, alors ils faut parler de ce que l’on sait, nous les vivants, insiste Carmen.
26Mais l’indicible n’est pas qu’un problème de langage. Il est aussi une sensation physique :
Quand… Quand Quique disparaît, dans toute la famille… il y a eu un profond… C’est en parlant, maintenant, que je le comprends… c’est comme s’il y avait eu un profond silence. […] Parce que c’est… comme quand ils te frappent, et que tu restes… [Elle crispe ses mains et son visage, mimant une personne interdite] C’est ténu. Mais je crois que ce silence a occupé une grande part de nos intériorités (Cristina).
27Les familles peuplent leurs témoignages d’appels aux sensations du corps, comme pour mieux dire l’entame, l’entrave, l’étouffement.
- 14 Depuis septembre 2006, les familles de disparus doivent faire face à une recrudescence des violence (...)
28La « disparition » est d’autant plus indicible qu’elle est invisible. Il n’y a pas de preuves, peu de traces et d’indices. Les survivants avaient les yeux bandés et n’ont pu voir les ni les lieux où ils ont été détenus, ni leurs tortionnaires. Ils ne portent pas ou peu de cicatrices de la torture, puisque l’électricité ne laisse pas de marques visibles. Cette impossibilité de faire preuve est une torture psychologique de plus. Dès lors, le corps se manifeste. La mémoire semble faire irruption, jaillissant par à-coups. Si la temporalité est éclatée par la mise en suspens de la mort et les violences sans cesse réitérées – dans le fantasme ou dans le réel14 –, les sens sollicités, eux, se convulsent. De nombreux survivants utilisent une « mémoire des sens » qui de toute façon s’impose continuellement à eux : mémoire instantanée, à fleur de peau, elle est continuellement sous‑jacente et prête à refaire surface au moindre signe. La moindre sollicitation du corps, en apparence anodine, peut avoir fonction de déclencheur. Elle peut être le point de départ d’une irruption du passé dans le présent. Et quand on en revient à raconter ces choses‑là, après vingt et quelques années, ça continue comme si c’était hier (Carmen).
- 15 Victor Basterra était militant péroniste du monde ouvrier. Il a été enlevé par la Marine et emmené, (...)
29Le témoin se manifeste comme être de chair et de sang, vivant, tangible. Ainsi Victor15 se fait-il signe de l’absence de traces son corps. En nous parlant de la torture, il nous montre son bras vierge de cicatrices :
Ils avaient une méthode de torture, par exemple ils avaient créé… une picana, une gégène électrique sophistiquée. D’habitude, la picana laissait des marques, des marques de brûlures là où ils l’appliquaient [Il montre différentes zones de ses bras et de son torse]. Avec cette machine qu’ils appelaient « Caroline », ils ne travaillaient pas avec le voltage mais plutôt avec l’ampérage, donc ça ne brûlait pas. Ça provoquait la même réaction physique de douleur terrible, de souffrance terrible. […] Le type [qui nous torturait] n’avait pas non plus à supporter l’odeur de chair brûlée par exemple, qui, tôt ou tard les indisposait… ou les ulcérations, c’est pareil. […] Mais avec cette machine non, ciao [Il marque, avec sa main, un vif signe de rejet].
30Si les plaies intérieures sont toujours à vif, leur ouverture vers l’extérieur, et donc leur exutoire dans la reconnaissance possible des crimes subis… sont mis en balance. Plus encore qu’ailleurs, le vécu du corps est poussé à la limite de l’indicible, de l’impalpable, de l’impossible à signifier. On le voit avec Victor, le corps du survivant se fait scène du crime et support du passé.
31Les récits de ces témoins oscillent entre la volonté de donner un maximum de détails (et ainsi, de prouver qu’ils ne sont pas fous) et des moments où ils s’enfoncent dans la nébuleuse. Ils cherchent alors leurs mots au fil de sautes du temps, rendant leurs discours à la fois morcelés et circulaires. Dans les deux cas, les souvenirs touchent à des blessures hors du commun. Le langage semble se réifier. Happés par la volonté de signifier clairement leurs vécus, ils miment la torture :
- 16 La picana était la version argentine de la gégène électrique.
Ces types nous éteignaient des cigarettes sur les bras, nous raconte Victor. [Il éteint, consciencieusement, des cigarettes imaginaires sur ses bras]. Après… moi par exemple, je n’avais pas de brûlures mais j’avais des plaies aux poignets et aux chevilles [Il frotte ses poignets] parce qu’avec l’électricité… on s’arquait… [Il ouvre largement ses bras et figure un arc]. En plus ils avaient derrière eux de nombreuses années de pratique et de cours, principalement de la part des bourreaux de la Police Fédérale. Ils savaient quels étaient les endroits les plus sensibles. Et les endroits les plus sensibles sont [il les touche un à un en les nommant] : sous les ongles, sous les ongles des mains et des pieds, les parties intérieures des bras et des jambes, les parties génitales, l’anus, les paupières et le nez… c’étaient les endroits. Après ils te mettaient la picana16… à d’autres endroits, où il y avait moyen de résister [Il touche, de manière anarchique, différentes zones de son torse et de ses bras].
32Ou encore les survivants tentent-ils de nous transmettre le vécu de leur enfermement en le mettant en scène :
Enchaînée , explique Carmen, « je m’allongeais, je me mettais comme ça [elle s’appuie à la table comme si elle était sur le sol, les mains sous le visage]. Avec ces deux doigts [elle met ses pouces en évidence sous ses yeux], je soulevais « l’antiface » [elle soulève un bandeau imaginaire] et je regardais. Je voyais des gens enchaînés, des gens affalés, frappés, torturés, tout ça.
33Parfois, les victimes en viennent à jouer tous les rôles, rendant le bourreau présent lui aussi, lui qui est un élément clé de la rupture du sens :
La déshumanisation et la dépersonnalisation étaient une pratique là‑bas », insiste Victor. Les gardes venaient parfois et disaient « Alors les monstres ! Alors les monstres ! » [ses yeux sont exorbités, sa voix déraille quand ils essaye de prendre celle des bourreaux, plus grave, plus agressive]. Beaucoup disaient ça. « Allez vous laver ! » [Il crie, sa voix à nouveau modifiée] « Alors, les monstres, qui veux aller aux toilettes ? ! » [Il "aboie"].
- 17 « Le corps victime s’approprie les traces du drame subi en les transformant en lieu de témoignage » (...)
34Corps et voix amènent ceux qui les observent et les écoutent non à comprendre l’indicible, l’impalpable, l’inimaginable, mais à en ressentir quelque chose de l’ordre de l’émotion ou de la sensation. Les corps du survivant se fait donc scène17 : il transmet un passé théâtralisé, bien que son épaisseur reste hors‑champ, hors‑sens, dans l’ombre des coulisses de la conscience.
35Si la « disparition forcée » a visé certains êtres humains pour en toucher bien davantage, il semble logique que son écho au présent, à travers la « mémoire des corps » et des sens, à travers la mise en scène de l’indicible, ne concerne pas que les survivants. Elle concerne aussi les proches des disparus, avec des modalités d’expression et de résistance qui leur sont propres, étant donnée la différence des vécus.
36La disparition est, pour les vivants, une sensation physique de manque, une absence terriblement isolante. Pour les mères des disparus comme pour Julia, la disparition se révèle avec l’impossibilité de serrer leurs enfants dans leurs bras. Elle entraîne alors une obsession : reconstruire mentalement la présence de l’autre.
- 18 Julia Braun est la mère de Gabriel Dunayevich (18 ans), disparu le 29 mai 1976 à la suite d’un enlè (...)
Une des dernières fois où on est allés dans le Delta du Tigre avec Gabriel, se souvient Julia18, nous étions sur une vedette et les garçons faisaient du ski nautique. Gabriel a arrêté de skier et est monté sur la vedette, mouillé, ruisselant, et il s’est assis sur mes genoux. Et c’était un adolescent avec ses boutons et ses petits trucs. Je regardais son dos et je regardais ses points noirs… C’est la dernière fois, je crois, que je l’ai eu dans mes bras... Gabriel n’était pas de ces enfants très câlins, il était plutôt distant. Il n’était pas de ces enfants... très axés sur le contact et le corps à corps. Et ensuite, Alice, tu n’as pas idée... Il était assis sur mes genoux, mouillé, et je regardais son dos. Et c’était déjà un jeune homme. Et… les sensations les plus fortes à propos du corps, les marques, les mémoires les plus fortes, sont [elle prend une voix plus chantante] : sa naissance, ma grossesse, ses premiers mois, l’allaitement, quand il était bébé. Quand le corps est « très corps » et que la mère allaite dans un corps à corps. Et ensuite ça a été... cette image qui m’est restée. Pas seulement parce qu’on était très bien à cet endroit, avec le soleil, l’eau, et les enfants. Et les enfants. Mais parce que cette scène m’est restée gravée, avec ce corps que je n’ai plus jamais eu. N’est‑ce pas ? Puisque c’est mon fils intellectuellement, affectivement, émotionnellement... je peux le recréer, je peux… Tu vois, par exemple, c’était un garçon très intelligent, très solidaire… Il avait une voix fantastique, il jouait de la guitare… Disons qu’il faisait beaucoup de choses. [Elle murmure :] Mais pour ce qui est du corps, il me reste cette scène, n’est‑ce pas ? La dernière scène.
37Cette « dernière scène » nous parle de l’anomie complète de la « disparition », puisqu’elle pousse une mère à construire et reconstruire fantasmatiquement le dernier contact physique, la dernière « fusion » avec son enfant.
38L’imaginaire du corps, une fois passé ce dernier instant connu (qu’il soit réel ou fantasmé), va devenir absolument cauchemardesque, intrusif, non domesticable :
Quand j’ai eu la conviction que mon fils était mort, dit ensuite Julia, j’ai fait un rêve. J’ai souvent rêvé de lui, et je l’ai toujours rêvé vivant, je l’ai toujours rêvé quand il était plus petit, enfant, bébé. Et j’ai fait un horrible rêve où Gabriel... – Je vivais à ce moment-là dans une maison qui avait un grand couloir, hein ? – Et Gabriel s’approchait en marchant, dans ce couloir, et c’était un Frankenstein avec une canne, avec une jambe de bois, et… C’est une image que je vois encore. Il était clairement un être fait de morceaux, un être monstrueux, non ? Ça, c’est le dernier rêve que j’ai fait avec mon fils à cette époque-là.
- 19 Ilan est fils et frère de disparu. N’ayant pu obtenir son accord explicite pour le citer ici, il s (...)
39L’évaporation de l’autre « entame » la logique du vivant C’est ce qu’exprime Ilan19, fils et frère de disparu :
Ma structure interne a été complètement…comment on dit ? Brrrroufff… Éclatée, ouverte…, explosée. Comme je disais tout a l’heure il y a un trou, un truc qui manque, un truc qui…craac ».
40Cette « entame » se marque, encore, dans la gestuelle et la corporalité des mères comme dans les mains d’Haydée ouvertes vers ciel :
Mais notre trou noir, ça, c’est la disparition. C’est un trou noir qui accompagne toute ta vie. C’est ça [elle montre le vide autour d’elle dans un ample mouvement des bras], « disparition ». Et ça t’impose immensément plus de peur que la mort.
41Cette présence incessante du corps lors du témoignage, dans le passé et le présent, est dans le même temps une présence incessante de l’absence, de l’invisible, de l’indicible. Le corps est signe et symbole de l’affleurement du non-sens ou de la cassure que laisse dans la pensée le crime de « disparition forcée ». Ainsi que le souligne Catherine Coquio, « la pensée de l’humain- inhumain passe bien par le corps des naufragés et rescapés ; mais dans ce corps, elle écoute ce que le langage peut en dire, et ce que de cette histoire collective ce sujet peut penser » (Coquio : 60).
42De cette présence continuelle de l’absence, de cette présence continuelle de la « mémoire des corps », les familles vont se jouer. Elles vont faire de cette souffrance l’outil même de leur résistance. Elles vont exposer leurs corps dans l’espace public et mettre en scène leurs intimités blessées.
43Sans passer par un processus de deuil « classique », les familles ont bien entendu dû (ré)inventer symboliques et ritualités pour se préserver de l’effondrement psychique. Le 30 avril 1977, quatorze femmes se retrouvaient pour la première fois sur la Place de Mai, devant le siège du gouvernement. Les rassemblements étaient pourtant interdits. Lorsque des policiers s’approchent, ils tentent donc de les disperser : « Circulez, circulez ! », disent‑ils en tapant dans leurs mains. Mais les mères se jouent de leur langage, et les prennent au mot. Depuis, tous les jeudi, entre 15 heures et 15 heures 30, elles « circulent » : elles tournent en rond sur la place et réclament des nouvelles de leurs enfants.
44Elles portent sur la tête des foulards blancs rappelant les langes de leurs maternités (pañuelo, le foulard, s’apparentant phonétiquement à pañal, le lange), et sur lesquels sont brodés les noms de leurs enfants et leurs dates de disparition. Avec le temps, signes et symboles se rajoutent : elles épinglent des photos de leurs enfants sur leurs poitrines, portent à bouts de bras banderoles et photographies géantes. Elles amènent des silhouettes vides avec elles, qu’elle peuplent de souvenirs épinglés : une chemise, un carnet de naissance, un poème écrit à l’école, des courriers envoyés par les amis… Elles amènent l’absence avec elles, elles se font à la fois présence de mères et présence des disparus.
45Dans leur volonté de personnifier des disparus gommés par la machine bureaucratique, elles nous rappellent qu’un crime contre l’humanité est toujours le résultat de la multiplication des crimes contre l’intimité et que la revendication de cette intimité est sans doute la meilleure manière de contrer la massification. Elles sont à la recherche d’une articulation entre signes de la parole et signes du corpspour mieux dénoncer les manipulations du langage, le déni du corps, la désarticulation du symbolique.
- 20 Taty Almeida est « mère de la Place de mai » et mère de disparu. Son fils Alejandro Martin Almeida (...)
46Malgré la répression, elles persévèrent. Lorsque quelques-unes d’entre elles sont enlevées et disparaissent à leur tour, les autres reviennent, ajoutant aux photos et aux noms de leurs enfants les photos et les noms de ces femmes. Taty20 déclare :
Nous les mères, nous sommes comme les cendres du Phénix. Le Phénix meurt la nuit et ressuscite avec plus de force à la vie. On a eu beaucoup du Phénix dans nos vies. On a eu beaucoup de désillusions, beaucoup de douleur, beaucoup d’âpreté. [Elle se racle la gorge.] Mais nous l’avons toujours transformé en force.
47Non seulement ces mères prennent la parole, mais elles font corps. Si le lien social a été brisé par le pouvoir, les mères le réinitialisent à partir du corps à corps des manifestations. Elles tissent leur toile de sens à partir des petits liens qu’elles établissent entre des corps et des noms, des photos et des dates, entre des cas qui s’accumulent et des fosses communes qui commencent à être mises au jour.
48Au fur et à mesure que leurs recherches avancent et que leurs témoignages se recoupent, elles parviennent à savoir ce qu’il est advenu des disparus. Ce n’est donc plus seulement l’absence qu’elles vont dénoncer et mettre en scène, c’est aussi la mort.
49Elles cherchent désormais à récupérer les corps, ce qui serait « accompagner la mort comme on a accompagné la vie » (Haydée). Les « mères de la Place de Mai » sont alors régulièrement comparées à Antigone. Elles participent de cette idée de Georges Steiner selon laquelle « dans inhumanité, nous entendons... le verbe inhumer. Plus profonde encore, et à la racine des deux, se trouve la parenté entre l’humain et le terrestre, entre humanitas et humus. Refuser d’enterrer les morts, c’est nier leur humanité et la nôtre » (Steiner, 1986 : 156). « Réparer » la famille en restituant les cadavres, c’est pour elles colmater les brèches du symbolique, et c’est une démarche éthique engageant l’ensemble du corps social :
- 21 Ana‑María Careaga a été enlevée à l’âge de 16 ans. Enceinte, elle a été détenue illégalement et tor (...)
L’histoire des « mères de la Place de Mai » c’est réellement une histoire morale… c’est une histoire éthique. De cette société , insiste Ana-María21.
50Mettre des mots sur les circonstances de la disparition et du meurtre, spatialiser la mort dans un espace de sépulture réelle (hors invasion fantasmatique des vivants), rendre son nom au cadavre dépersonnalisé, c’est permettre la saine délimitation de la place de chacun. Une fois les morts bien morts, les vivants peuvent se charger de vivre. Les morts humainement traités permettent une réagrégation à cette entité éthique et symbolique qu’est « la société humaine ».
51À la charnière de l’intime et du social, les familles de disparus amènent ainsi les chercheurs à questionner la possibilité même du vivre ensemble, alors que les disparus, de leur malemort, mettent en balance la communauté des vivants et leur reconnaissance d’une humanité partagée.
52S’il peut y avoir « déliaison » et « désolidarisation » du corps social à travers l’acharnement sur des corps intimes, les familles de disparus nous prouvent que le chemin inverse peut être exploré dans une démarche de reconstruction. Par l’exposition de leurs douleurs intimes, par la précision, la complexité et l’entièreté du récit depuis l’enlèvement jusqu’à la mort, par la description détaillée d’un disparu, les familles vont parvenir à rendre de l’épaisseur et de la consistance à la disparition. Elle vont créer une base sur laquelle établir un dialogue et donc, un lien. Par la mise en public de leurs intimités blessées, elles créent des traverses reliant les victimes du « terrorisme d’État » et le reste de la société.
53C’est en cela que leurs expériences nous enrichissent, nous, chercheurs oscillant entre anthropologie et psychanalyse, nous qui nous intéressons à « la construction de l’humain, qu’il soit pris au niveau du sujet considéré comme une unité indivisible qui ne vit pourtant que par sa relation à l’autre ou comme une collectivité qui a inventé son système de valeurs et de règles propres » (Juillerat, 2001 : 43).