1Les premiers travaux de Véronique De Rudder contribuent fortement à la naissance d’un domaine de recherche resté longtemps illégitime et marginal en France, celui des théories des relations interethniques et du racisme.
2Cet article se propose de discuter ses travaux, en revenant dans une première partie sur les écrits qui rendent compte de la construction de sa pensée en acte. Dans un second temps, nous montrerons comment sa théorisation du racisme peut être opératoire dans d’autres espaces sociaux, en prenant l’exemple des relations cliniques. Nous conclurons sur ses apports théoriques et sur des controverses auxquelles ils peuvent donner lieu, en discutant des questions sémantiques posées par les notions de discriminations raciales versus discriminations racistes.
- 1 Si elle n’a pas encore formulé précisément son analyse sociologique du racisme, on peut voir là les (...)
3Si l’entrée empirique des travaux de Véronique De Rudder est essentiellement dédiée à la situation résidentielle des populations immigrées, plus nombreuses dans les classes les plus pauvres, la chercheure ne tarde pas à lier inextricablement la situation qui leur est faite au racisme et au rejet social dont ils sont victimes dans la société française. Ainsi elle écrit en 1979 : « Les immigrés à la recherche d’un logement sont donc, globalement, défavorisés par rapport aux Français. À leur condition économique et au racisme qu’ils affrontent s’ajoutent leurs handicaps objectifs liés à leur extranéité : méconnaissance de la langue, des filières d’accès aux différentes catégories d’habitat, etc. » (De Rudder, 1979 : 57). Dans ses tous premiers écrits, la jeune chercheure envisage le racisme et le rejet social sous l’angle de la perception qu’en ont les immigrés1, et qui, pour s’en protéger, peuvent limiter leurs aspirations en matière de logement et de zone résidentielle en France. Elle n’en dénonce pourtant pas moins les conditions structurelles et sociales qui les maintiennent dans un habitat précaire et ségrégé.
4Dans l’article qu’elle publie avec François Vourc’h en 1978 « Le marché de l’insalubre », elle s’attache à démontrer que l’insalubrité résidentielle n’est pas l’objet du hasard ou de la fatalité, mais qu’elle résulte d’un marché au sein du système qui articule plusieurs niveaux : macro (inefficacité de politiques de résorption des habitats insalubres), meso (exploitation des lois au niveau des organisations municipales pour rénover l’habitat ancien et repousser les populations immigrées dans des zones plus à la périphérie) et micro (vécu quotidien des effets de ces dispositifs politiques). Un système qui réussit à faire en sorte que les immigrés les plus mal logés finissent par apparaître tout à la fois les victimes et les coupables de leur ségrégation.
5Dans son approche, le racisme et le rejet social ne sont plus seulement vus comme des phénomènes interpersonnels mais comme les instruments d’une politique délibérée au service du capitalisme : « La main-d’œuvre étrangère est recrutée pour remplir certaines fonctions sur le marché du travail : emplois non ou peu qualifiés, travaux pénibles, mal rémunérés, mobilité de la main-d’œuvre, etc. La gestion économico-politique dont cette population est l’objet, à travers la législation et surtout la réglementation qui régit ses droits et devoirs, vise au maintien de ces fonctions particulières au moyen de discriminations de toutes sortes (emploi, salaires, limitation des droits sociaux, absence de droits politiques) qui limitent son champ d’action en France. La perpétuation des « qualités » de la main‑d’œuvre étrangère suppose que ce même type de discriminations se prolonge sur le marché du logement, afin qu’y soit entérinée la précarité de la situation de migrant » (ibid. : 59). Cette situation répond à un ordre social raciste tel qu’elle le formulera explicitement à la fin des années 1990 (De Rudder & Poiret, 1999 ; De Rudder & Vourc’h, 2006a).
6Dès l’article de 1979, Véronique De Rudder passe d’une analyse du racisme tel qu’il est perçu par les immigrés, à une analyse où le racisme et les discriminations font système en vue d’exploiter au mieux les forces de production et de reproduction des populations immigrées et de leurs descendants, en particulier quand ceux-ci viennent des pays ex-colonisés. « Ainsi, le fonctionnement libéral et les mécanismes de la loi de l’offre et de la demande dans un contexte de pénurie amènent des situations explosives sans cesse renouvelées où interviennent de nombreux acteurs sociaux (pouvoirs locaux, organisations politiques ou syndicales, associations d’immigrés ou de solidarité, divers courants de l’opinion publique parfois relayés par les mass-média, etc.) […] Les immigrés sont censés se comporter comme des Français, tout en continuant de leur être socialement et économiquement inférieurs, et cela d’autant plus que l’on attend de leurs enfants qu’ils remplissent les mêmes fonctions qu’eux-mêmes » (De Rudder, 1979 : 59).
7Poursuivant sa réflexion sur l’enjeu d’une saisie du racisme dans différents champs de l’organisation sociale et sur les problèmes posés par le choix d’indicateurs dans les enquêtes empiriques, elle énoncera dès 1982 qu’« il est possible de l’étudier [le racisme] indirectement, soit à travers les contraintes qu’il impose à ceux qui s’opposent à lui, soit à travers les institutions qui le véhiculent, soit à travers ses effets. Il est des faits qui ne peuvent s’expliquer sans le recours à la prégnance du racisme. C’est le cas, par exemple, dans le domaine des conditions de logement de certaines populations immigrées en France » (De Rudder, 1982 : 130). Elle reprendra en 1991 de manière programmatique cette analyse sociologique du racisme, en l’inscrivant au cœur de la sociologie des relations interethniques.
8Le passage d’une lecture en termes de discrimination dans l’espace résidentiel à celui d’une analyse sous l’angle du racisme comme système articulant idéologie et pratiques est confirmé dans son article publié en 1985 sous le titre « Les conditions de logement des Algériens en France : un problème racial ? ». Relisant ses constats empiriques précédents, elle fait ressortir le fait qu’au sein de la population immigrée, les non-européens vivent des situations plus difficiles que les originaires des pays d’Europe, quelle que soit l’ancienneté de la migration. Et parmi les plus mal lotis, les Algériens tiennent une place des plus défavorables, bien qu’il s’agisse d’une migration déjà ancienne et que les compétences culturelles et linguistiques acquises leurs confèrent normalement un avantage. Le projet de cet article est alors bien de prendre leur condition d’habitat en France « comme révélateur d’un traitement social dont il faut situer la spécificité » (De Rudder, 1985a : 322). Or, nous dit l’auteure, toutes les données attestent que « le logement des Algériens est assez nettement polarisé entre le parc ancien inconfortable, voire insalubre – dans lequel les chambres meublées représentent une part importante – et le parc récent de logement social, périphérique et isolé (foyer et HLM). […]. Les Algériens constituent une population qu’il convient de surveiller et de punir. Livrés à eux-mêmes, c’est-à-dire à l’exploitation des marchands de sommeil, à l’inconfort et à l’insalubrité, dans les espaces qui leur sont abandonnés, mais contrôlés alors par les forces de l’ordre, ils doivent, pour accéder au logement social s’"adapter", c’est-à-dire veiller à la conformité de leurs comportements par rapport aux normes dominantes » (ibid. : 326-328). Ce traitement spécifique de l’immigration algérienne relève, pour elle, d’un racisme s’expliquant par l’histoire spécifique qui lie Français et Algériens. En dépit, ou plus justement en raison de leur proximité avec les Français (culture, langue, fréquentations), les Algériens font l’objet d’un procès permanent d’altérité et d’exhortation de différences montrées comme rédhibitoires.
9C’est dans la conclusion de ce premier article traitant frontalement du racisme, que Véronique De Rudder précise le cadre de son analyse : « Le racisme n’est pas seulement une opinion ou une idéologie. Il ne surajoute pas à la réalité sociale mais la modèle au même titre que d’autres éléments sociaux, économiques, politiques et culturels. […]. On objectera peut-être que le terme "racisme", ici, est mal choisi. C’est que le mot inquiète. Son usage n’indique pas que tout un chacun soit raciste, à son insu même, ou malgré ses convictions intellectuelles... Il signifie simplement le refus que le racisme soit abstrait de toute réalité sociale pour ne plus référer qu’à une théorie (qu’elle soit d’"ancienne" ou de "nouvelle" droite), dont les porteurs explicites ou implicites restent minoritaires. […]. Il ne sert à rien, sauf à occulter la réalité, de rejeter le racisme dans le camp des racistes. Seule une intégration du racisme dans l’analyse des faits sociaux relatifs à l’immigration en France, permettra d’en rendre compte. Il ne s’agit ici que d’une première tentative, d’une première ébauche. Elle s’inscrit dans un esprit de recherche qui cherche à dépasser l’extrême euphémisation des discours les plus fréquents sur l’immigration » (ibid : 331-332).
10Dans l’article publié dans le journal Révolution en 1985, elle distingue un « racisme doctrinaire » et un « racisme ordinaire » (1985b). Si le premier a été déjà bien cerné par Colette Guillaumin dans son ouvrage de référence L’idéologie raciste (2002), Véronique De Rudder s’attache à expliciter les articulations que celui-ci entretient avec le racisme ordinaire qui s’exprime à travers des discours et des pratiques plus ou moins violentes. Les soi-disant différences entre des "races" ne sont autres choses que les effets du racisme doctrinaire sans cesse réitérées dans le racisme ordinaire (De Rudder, 1985b). En 1991, dans une publication académique, elle confirme l’idée que la sociologie des relations interethniques est le chaînon manquant qui permet de saisir dans une même analyse les études sur la migration et celles du racisme (De Rudder, 1991). Elle dégage alors de la littérature disponible une série de critiques, soulignant d’une part la qualité empirique des recherches sur les migrations mais leur faible théorisation, et d’autre part l’aspect essayiste des travaux sur le racisme. Elle y expose les difficultés théoriques, méthodologiques, épistémologiques de l’étude du « racisme en acte » dans la France contemporaine, et présente les caractéristiques répétitives du « mécanisme raciste » (1982 : 144).
11Ce travail de théorisation trouve son point d’orgue dans son article « Racisme » de 2012 où elle rappelle que « la nouveauté du racisme a été d’enfermer progressivement toute l’humanité dans un quadrillage racial » (p. 364). Elle défend la thèse du racisme comme « fait social global » (ibid. : 365). Elle y définit le « caractère pluridimensionnel » du racisme « comme un ensemble intégré, dans lequel on peut isoler, pour les besoins de l’analyse : des aspects idéologiques plus ou moins explicites, plus ou moins clairs, plus ou moins organisés en discours cohérent, en théorie voire en doctrine politique ; des éléments cognitifs plus ou moins conscients, telles les images et les représentations, les attitudes "spontanées", les opinions… ; des pratiques sociales, des comportements, soit ordinaires ou quotidiens, soit incorporés dans des normes institutionnelles, soit inscrits dans la loi, qui tous conduisent à une "mise à part" dont les modalités sont diverses, de l’évitement à l’agression, de la ségrégation au meurtre de masse » (ibid. : 366).
12Aujourd’hui ses analyses font référence et sont applicables à bien d’autres champs sociaux que le logement, comme celui du travail en tant qu’espace de réalisation du racisme, qui constituera par la suite son terrain principal. Ce faisant, c’est pour comprendre des itinéraires thérapeutiques de patients dans l’univers hospitalier que nous avons repris les analyses de Véronique, comme nous allons le voir ci-après.
- 2 Innovation de deux chercheurs canadiens (D.L. Sackett & R.B. Haynes) au cours des années 80, les do (...)
- 3 Le plus souvent exprimées dans les discours, elles peuvent aussi se voir dans les dossiers.
13Les pratiques des médecins sont aujourd’hui très fortement influencées par les « données probantes2 », qui font force usage de catégories de « race » (Camara, Laveist & Lillie-Blanton, 1991). Ceci dit, une différence d’itinéraire thérapeutique entre deux individus classés dans deux catégories raciales différentes3, qui montrent les mêmes symptômes et ont reçu un même diagnostic, n’équivaut pas a priori à une discrimination raciste. Il faut pouvoir démontrer que cette différence dans les soins n’est pas seulement fondée sur des données cliniques et épidémiologiques (notamment en ce qu’elle peut instruire de différences de vulnérabilité relative à un environnement, à des antécédents ou encore des différences de tolérance ou d’efficacité pharmacologiques). C’était l’objectif d’une recherche (Cognet, Bascougnano & Adam-Vezina, 2009), dont nous allons reprendre rapidement ici les faits saillants.
14Ouvrant à la recherche en sciences sociales le secteur hospitalier spécialisé en maladies infectieuses (sida et tuberculose), ce projet visait à voir si, toutes choses égales par ailleurs, les profils migratoires et les origines familiales, réelles ou supposées par les soignants, étaient à même d’influencer les décisions médicales et de se traduire dans des parcours thérapeutiques différenciés. Empruntant aux méthodes mixtes (questionnaires sur la trajectoire en soins, observations in situ, entretiens d’auto-confrontation avec les praticiens référents), l’enquête a comparé les trajectoires thérapeutiques d’une centaine de patients, croisant des variables relatives à l’état de leur santé et à leur profil sociodémographique.
- 4 Nos observations au cours de l’enquête nous ont rapidement amené à noter l’importance que les équip (...)
15Les analyses par régressions logistiques ont révélé que, si aucun traitement différentiel n’apparaît quant aux pratiques médicales de base (rythme des consultations médicales, examens biologiques, prescriptions d’antirétroviraux et antituberculeux), suivant en cela les recommandations des experts (Yeni, 2008), il apparaît dans certaines orientations. D’une part, le profil migratoire et l’origine familiale se révèlent d’excellents facteurs prédictifs de la mise sous surveillance d’observance4 de la prise des traitements médicamenteux. Après contrôle de toutes les variables, les individus nés, ou dont les parents sont nés dans les pays d’Afrique subsaharienne ou de la Caraïbe, ont une probabilité beaucoup plus forte d’être mis sous surveillance d’observance que les individus d’une autre origine étrangère et, a fortiori, des patients d’origine française. D’autre part, l’inclusion dans des protocoles d’études cliniques est apparue largement déterminée par ces mêmes variables. Ainsi les essais thérapeutiques sont exclusivement réservés aux Européens.
16Face à ces résultats, nous avons demandé aux médecins de ces patients ce qui motivait la décision de suivre « plus étroitement » la prise de traitement de certains patients plus que d’autres et d’orienter ou pas vers une étude clinique. Ils disent paradoxalement que les « Africains sont plutôt observants » mais, en même temps, pour eux, cette catégorie est le plus à risque de ne pas l’être ou de ne plus l’être. Ils étayent leurs perceptions sur trois types d’obstacles supposés propres à ces patients : les obstacles cognitifs et culturels − ces deux-là pouvant en partie s’imbriquer – et les obstacles sociaux. Les premiers mettent en cause la capacité de ces usagers à comprendre leur problème de santé et ses conséquences. De telles incapacités paraissent associées à l’idée de différence de « races » quand les soignants disent de ces patients qu’ils « ne sont pas vraiment cortiqués », ce qui, en terme métaphorique, les assimilent au rang animal dépourvus de cortex cérébral, soit de « matière grise ». Ces incapacités peuvent aussi être mises sur le compte de la culture, entendue comme le poids de la tradition et de la communauté, que les soignants présument imposées à ces patients, et qui les conduirait à une plus grande réticence vis-à-vis des médicaments prescrits, voire au déni de la maladie. L’interprétation culturelle véhicule aussi l’idée que ces derniers encourent des risques particuliers de sur-contamination, en raison des pratiques sexuelles que les médecins leur prêtent. Les obstacles sociaux sont envisagés à partir des conditions de vie quotidienne que les praticiens imaginent pour ces individus (problème de titre de séjour, de ressources, de logement etc.). C’est pour les mêmes raisons que ces patients sont exclus des essais thérapeutiques, au motif qu’ils ne « peuvent pas comprendre », ou qu’ils « ne vont pas [y] adhérer » ou encore qu’ils seront dans « l’incapacité d’en suivre les protocoles ».
17Indépendamment du bien-fondé ou non de ces obstacles pour certains individus en soins, nous avons noté que la plupart du temps, les médecins présupposent ces obstacles et leurs conséquences bien plus qu’ils ne les vérifient. Ce faisant, ils adaptent leurs pratiques à l’endroit des patients qu’ils catégorisent comme « Africains » et « Maghrébins ». Adaptations qui visent pour eux à « faire au mieux » pour chacun des malades, même si, plus ou moins à leur insu, elles conduisent à la mise en œuvre de discriminations – soit de « traitements différentiels illégitimes et arbitraires » (Lochak, 1987) −tant dans la décision de les mettre sous surveillance d’observance que dans celle de les exclure des essais thérapeutiques.
- 5 En 1992, V. De Rudder soulignait combien le terme immigré est socialement ambigu et a surtout vocat (...)
18Ainsi, dans le cours des soins, les traitements différentiels procèdent d’une surdétermination des représentations négatives véhiculées dans la société française sur certains groupes minoritaires. La discrimination surgit de l’imposition de ces représentations en l’absence de recherche explicite des situations concrètes dans lesquelles les personnes malades vivent, vivent leur maladie, leur traitement et leurs effets sur leur vie quotidienne personnelle, familiale et professionnelle. Dans les services de maladies infectieuses, certains « immigrés5 » ou descendants d’immigrés font l’objet de discriminations que les soignants relativisent au nom des soi-disant différences de culture (qui voudrait cerner des groupes ethniques) ou de race (notion qui radicaliserait la différence en l’inscrivant dans l’ordre de la nature). L’explication par la « culture » ou par la « race » a-t-elle un sens différent ou s’agit-il plutôt de degrés de gravité dans un même procès d’altérisation ?
19Colette Guillaumin défendait l’idée que le terme « ethnie », en vogue dans les années 70, n’avait d’autre fonction que celle d’euphémiser la « race », qui ne pouvait plus se dire. Au cours des années 90, la notion de « race » est réapparue, non pas cette fois pour se substituer au terme d’ethnie, mais plutôt à ses côtés, comme si désormais nous devions voir deux processus distincts (Primon, 2007).
20Pour analyser les itinéraires thérapeutiques des différents groupes d’usagers, nous pouvons recourir au terme de « racisation » proposé par Colette Guillaumin (2002) et repris par Véronique De Rudder, entendu comme fondement de modes de pensée et d’agir (sur les plans communicationnel et praxéologique) vis-à-vis des patients assignés par leur origine. « La racisation implique une logique d’"imputation raciale" qui est au principe d’une représentation ordonnée de l’humanité, sur laquelle se fondent des explications de l’histoire, des doctrines politiques et des pratiques sociales inégalitaires » (De Rudder, 2000 : 112).
21Pour certains chercheurs, le retour de la « race » s’inscrit, dans l’émergence de la catégorie « noir », à travers laquelle est distingué le traitement réservé par la société française à cette catégorie « d’origine » par rapport à d’autres (Poiret, 2011). Mais pour Véronique De Rudder, avant de concerner la catégorie « noir », l’idée de « race » visait principalement les originaires du Maghreb et leurs enfants, cette « deuxième génération » ainsi nommée pour justifier sa non-intégration à la société française. Elle soutenait d’ailleurs que la catégorie « beur » était une catégorie proprement « raciale » donc « raciste » (De Rudder, 1998). Ceux que l’on veut absolument tenir à distance et qui cristallisent les phobies de la société française, supposés mettre en péril « son identité nationale », sont ceux qui se trouvent de fait racisés comme « Africains », « Noirs », « Arabes », « Maghrébins » ou « musulmans » (De Rudder, 1985c, 1998). Aujourd’hui, qu’on les dise « Africains », « Noirs » ou « Maghrébins », que l’on dise la différence en termes de « race » ou « d’ethnie », la saillance de l’origine dans les soins, comme ailleurs, vise, de fait, une partie seulement des « immigrés » qui apparaissent comme autant de minorités racisées. Pour autant, ce processus de racisation procède-t-il systématiquement d’un racisme des praticiens ?
- 6 Selon nos investigations, le qualificatif « raciste » des discriminations apparaît dans ses écrits (...)
- 7 Comme nous l’avons vu précédemment, au début des années 80, on trouve sous sa plume les termes de p (...)
22Au fur et à mesure de ses travaux sur le racisme et les discriminations, Véronique De Rudder a privilégié la notion de « discrimination raciste » et mis à distance, puis récusé, celle de « discrimination raciale ». Cette position de principe n’a pas toujours été. En 1998 encore6, dans son article publié dans le Journal des anthropologues, des formules comme « hiérarchisation ethnico-raciale » ou « discrimination sociale, ethnique et raciale » sont courantes, et apparaissent sans guillemets. L’auteure combine de fait des usages simples de racial, où le terme qualifie une hiérarchisation, et d’autres avec guillemets, dans des formules qui, sans cela, pourraient accréditer l’existence préalable de « races » − comme dans l’expression « relations interethniques ou "raciales"7 » (De Rudder, 1998 : 50-51).
23Il est clair que son travail constant sur les catégorisations l’a conduite à prendre particulièrement soin de tenir à distance les notions susceptibles d’accréditer les catégories produites par le racisme. Toutefois, force est de constater un déplacement qui l’a amenée à opter pour une position moins souple, en posant finalement la discrimination comme nécessairement raciste. L’argument principal réside dans l’idée que « les races sont inégales ou ne sont pas » (De Rudder, 1996), que « toute classification dite "raciale" est, par définition, une classification raciste » (De Rudder, Poiret & Vourc’h, 2000 : 35), et au fond que tout usage de la race est raciste au sens où il entretient – au moins discursivement – l’ordre du rapport social. Cette position va finir par faire école tout en faisant controverse dans le champ des relations interethniques, au‑delà des écrits de Véronique De Rudder.
- 8 On peut d’ailleurs se demander dans quelle mesure l’insistance sur l’idée de discrimination raciste(...)
- 9 Ceci dit, la formulation du code pénal se caractérise nettement par « l’ambiguïté et l’indécidabili (...)
24En effet, à la suite et en référence à ses travaux, plusieurs auteur-e-s ont vu dans l’option pour le vocable de « discrimination racistes et non raciales ou ethniques […] une façon de rompre d’emblée avec l’idée que les races humaines existent en tant que telles » (Guelamine, 2006 : 12), en insistant donc sur la causalité raciste qui produit les catégories. « Le choix d’utiliser l’expression "discrimination raciste" et non celle de "discrimination raciale", communément usitée, résulte d’une posture théorique » qui pose que « la "race" ne peut être considérée comme une catégorie préexistant aux rapports sociaux inégalitaires qui la créent et au sein desquels elle prend sens » (Eberhard, 2010 : 72)8. Pourtant, du point de vue sociologique (Simon,1993) comme linguistique, « il n’y a pas de vérité des sens [des mots], mais seulement des usages » (Bonnafous & Fiala, 1992 : 12). Par exemple, l’interdiction légale de la discrimination raciale ne présuppose pas en soi l’existence de « races9 », ni que les catégories raciales précèdent le racisme. Refuser ou mettre à distance le qualificatif « racial » pour insister exclusivement sur l’effet raciste ne saurait répondre seulement à la raison scientifique. Au-delà de la recherche du juste langage pour ne pas accréditer l’idée d’une primauté des « races » sur le racisme, ce choix-là témoigne d’enjeux éthiques et politiques.
25Un autre argument est que le terme de « discrimination raciale » serait « une euphémisation », de source anglophone (Bouamama, Cormont, Gaignard & Fotia, 2007 : 63), d’un processus discriminatoire produisant un « résultat "raciste" indépendamment de la volonté des acteurs » (ibid. : 29). Ici, l’insistance sur l’effet de racisation va de pair avec la volonté de prendre ses distances vis‑à‑vis d’un discours public qui utilise la non-intentionnalité comme argument de déni du problème. Si nous partageons globalement la critique (Dhume, 2016), force est de constater qu’une lecture qui insiste uniquement sur les effets racistes majore la dénonciation du rapport social et minore la compréhension du sens que les acteurs donnent à leurs pratiques. Poser comme raciste tout acte qui contribue à produire l’ordre raciste ne force-t-il pas le sens de la plupart des actions sociales, en rabattant le plan des situations sociales sur celui des rapports sociaux ? Si tout usage de la race alimente l’ordre raciste, la pluralité des usages mérite tout de même d’être considérée, et par conséquent distinguée dans les mots, en réservant par exemple le qualificatif « raciste » à un acte qui se réfère au racisme dans le registre des valeurs ou de l’idéologie (Noël, 2003). Le recours à l’adjectif « racial » plutôt que « raciste » indique le registre catégoriel auquel l’on recourt, sans présupposer le lien que l’on entretient avec l’ordre raciste ; cela nécessite de le préciser, sans pour autant le préjuger.
26Au-delà et à travers la position propre de Véronique De Rudder, cette question nécessite aussi de revenir aux différences faites entre « ethnie » et « race », d’une part, mais peut-être aussi entre « race » et « sexe ». Pourquoi les catégorisations de la race font-elle l’objet d’une plus grande mise à distance que les autres ? Quelle différence intrinsèque entre ethnique et racial justifierait que le second soit forcément assorti de guillemets, mais pas nécessairement le premier ? De même concernant la comparaison entre les rapports sociaux : y a-t-il entre eux une impossible équivalence, une incommensurabilité fondatrice qui justifierait que l’on opte pour le syntagme « discrimination raciste » tout en admettant ceux de « discrimination sexuelle » au lieu de « sexiste », ou « discrimination sociale » au lieu de « classiste » ? La comparaison entre les statuts distincts attribués aux référents ethnique et racial éclaire une frontière floue, qui ne cesse de hanter les débats du champ des relations interethniques. De même que les différences de traitement entre les catégories de classe, de sexe et de race témoignent d’une problématique de l’intersectionnalité qui n’a pas poussé jusqu’à son terme la question des équivalences (ou des différences structurelles ? substantielles ?) entre rapports sociaux.
27Si l’on admet que culturalisme et biologisme sont deux faces d’un même procédé d’essentialisation-naturalisation du social, autrement dit que la « substance » du rapport social ne diffère pas selon le type de catégorie employée – raciales, culturelles, sociales… −, la distinction entre « racial » et « ethnique » relève d’une analyse subtile. Qualifiée de « point de passage "sensible" » (De Rudder, Poiret & Vourc’h, 2000 : 34), elle permet d’identifier des déplacements fins dans la manière et le degré d’altérisation… mais toujours à l’intérieur d’une même problématisation fondamentale (le racisme se comprend à l’intérieur des relations interethniques). Ainsi, Véronique De Rudder pose que le recours à la « race » − la racisation – implique nécessairement un classement hiérarchisé et un ordre social inégalitaire, mais elle écrit la même chose de l’ethnicisation : celle-ci « relève d’une inscription hiérarchique dans la structure sociale et politique comme dans les représentations réciproques des groupes. L’ethnicisation des rapports sociaux n’est donc pas seulement un processus de "reconnaissance" de différences réelles ou supposées, il est en même temps et indissolublement un processus de classement sur une échelle qui ordonne des statuts sociaux, économiques, politiques... » (De Rudder, 1995 : 43). Pourquoi, alors, en bonne logique, l’un nécessiterait-il d’être nécessairement rabattu sur la visée raciste, tandis que l’autre ne serait pas systématiquement indexé à une visée ethniste ? Pourquoi mettre des guillemets à l’un et pas à l’autre, parler de « discrimination raciste » et en même temps de « discrimination ethnique » ?
28Le fait que « la relation entre "ethnisme" et "ethnie" [ne serait] pas tout à fait de même nature que celle qui associe racisme et "race" » (De Rudder, Poiret & Vourc’h, 2000 : 36), du fait de l’ancienneté de l’ethnisme versus la « modernité » du racisme, ne suffit pas à répondre à ce problème. La validité différente implicitement prêtée à « race » et « ethnie » semble découler d’une reprise en compte de la « culture » − à condition de sa dés‑essentialisation − en même temps que le maintien à distance de l’idée de « nature », référée à la biologie sans être dé-naturalisée (Dhume, 2010). Dans l’article « Ethnicisation » du Vocabulaire historique et critique des relations inter-ethniques, V. De Rudder écrit que, si les groupes ethniques ne sont « pas regardés comme des entités a-historiques et immuables », parce qu’ils sont le produits « dans et par les contacts et les rapports sociaux », « ils ne sont pas non plus considérés comme des créations artificielles, sans substrat concret, purement imaginaires, idéologiques ou administratifs » (De Rudder, 1995 : 42). Sans qu’elle soit nommée, il semble que la référence implicite soit, en creux, la racisation ; est-ce à dire que celle-ci devrait être a contrario entendue comme relevant d’une « création artificielle, sans substrat concret, purement imaginaire, idéologique ou administrative » ? Ce qui différencierait alors l’« ethnique » du « racial » relèverait donc d’un degré différent d’imaginaire, versus de « substrat concret » ?
29Ces questions ouvrent certes à une discussion théorique, mais au fond ce débat ne règle pas le problème de la position finalement prise par Véronique De Rudder, lorsqu’elle choisit de parler systématiquement de discrimination raciste. L’enjeu de son choix est manifestement une posture de rupture radicale avec le sens commun. C’est donc une position éthique et politique qui soutient ce choix, à travers et au-delà d’une discussion scientifique. Véronique De Rudder le reconnaît, lorsqu’elle note que « la responsabilité des chercheurs, ici, est d’autant plus engagée qu’ils se trouvent dans le camp dominant des rapports de pouvoir de désignation, et que leurs énoncés, parés de l’autorité scientifique, ont quelque effet performatif. Il serait pour le moins grand temps qu’ils se rendent compte du rôle au mieux intimidant, au pire impératif, qu’ils jouent de fait au sein des luttes discursives, lesquelles ne sont jamais des querelles de mots, mais certaines des formes expressives d’enjeux sociaux fondamentaux. […]. Dès lors quelle s’intéresse aux origines – et elle ne peut, dans le contexte actuel, faire autrement – la recherche entre de plain-pied dans une zone de péril10 […] un risque inhérent et définitif, a fortiori lorsqu’il [le renvoi aux origines] est savant, de naturalisation, de substantification ou de réification » (De Rudder, 1998 : 45). Mais elle insiste à juste titre sur la fragilité : « Il n’y a pas de solution définitive à ce problème ». La rigueur de la position de principe finalement prise par Véronique De Rudder n’a d’égal que la fragilité dans laquelle nous place une question qui, d’un bout à l’autre, ne cesse de faire problème.