Annonce : Numéro hors‑série à paraître en 2018
Numéro coordonné par
Alexandra Galitzine-Loumpet et Marie‑Caroline Saglio Yatzimirsky.
Désignée comme une « crise » par les politiques européennes, nationales et tout autant par un paysage médiatique prolifique, les déplacements migratoires et les politiques d’accueil mettent également en crise les positions d’une pluralité d’acteurs – étatiques, humanitaires, associatifs, militants, artistiques et académiques. Entre injonctions et nécessités à agir face à l’événement, bricolages de l’urgence et positions idéologiques contrastées, des légitimités disciplinaires et empiriques s’affirment et s’opposent, parfois avec violence, dans des espaces renouvelés d’initiatives et de débats, au carrefour de pratiques distinctes. Affinités et clivages entre mondes sociaux, places et postures recomposent les relations entre chercheurs, acteurs et sujets et favorisent l’émergence de figures hybrides conjuguant engagement citoyen et distanciation critique, actions sur le terrain et prismes théoriques.
Devant ce qui apparait comme un « fait social total » au sens de Mauss, les questions de l’accueil et de l’engagement construisent un sujet en exil en même temps que celui-ci se transforme et parfois se dérobe. Qu’est-ce donc que ce sujet « migrant » ou « exilé » et comment en rendre compte ? Comment lui restituer sa « puissance d’agir » (Tassin & Louis) et quelle serait cette part irréductible du sujet acteur ? Comment penser une condition dans la durée et à travers quels déplacements conceptuels ? Ces interrogations engagent à chaque fois plusieurs formes de subjectivités et de subjectivations, confrontant des « épistémologies sédentaires » (Leclerc-Olive) et les subjectivités des exilés. Double miroir, ou chacun construit et est construit dans un contexte politique et politisé dont les reconfigurations électorales influent sur les représentations.
Plusieurs raisons paraissent ainsi justifier l’ouverture de l’analyse sur la subjectivité du chercheur et l’intersubjectivité :
La première, épistémologique, trace la frontière ténue entre le parler « pour » et le parler « à la place de », engageant notamment la question des langues et plus largement celle des catégorisations employées. Le risque des catégories tient à la fois à leur nature mais aussi, comme le souligne l’épistémologue Ian Hacking, en ce qu’elles influencent le comportement des individus et modifient la classification en retour. Les « demandeurs d’asile », appréhendés comme tels, sont rivés à une logique de la preuve et leurs discours tordus par le cadre même du recueil. Or les subjectivités en exil sont aussi des subjectivités au-delà de l’exil, autrement dit ne s’y réduisent pas.
La seconde porte sur les modalités de construction des subjectivités. De fait, nos subjectivités questionnent d’autres subjectivités en même temps qu’elles se questionnent elles-mêmes, s’engagent, se ferment, se déplacent, se protègent dans des élaborations tributaires d’héritages historiques et d’histoires personnelles liées à la migration. Se tenir « devant la douleur des autres » pour reprendre le titre éponyme de Susan Sontag n’est pas une expérience simple et met à l’épreuve nos subjectivités modernes dans leur rapport au politique. Quelles projections ou identifications projectives sont à l’œuvre dans cet exercice de se tenir devant l’autre « en exil » ? Qui rencontre qui et qui est projeté dans cette rencontre ?
En troisième lieu, l’anthropologie n’est pas convoquée de la même manière que la philosophie, la psychanalyse ou encore les sciences politiques. Questionner les subjectivités en exil à travers nos propres subjectivités sur l’exil, oblige à repenser un dialogue interdisciplinaire – et pas seulement pluri-disciplinaire –, pour tenter de réfléchir aux outils et clés d’entrée comme aux circulations de concepts, en prenant soin de penser l’ambivalence et la polysémie plutôt que de la réduire.
Par ailleurs, questionner les subjectivités est aussi questionner le déni des subjectivités, les impensés et angles aveugles de nos propres pratiques. Arrive-t-il que le sujet en exil, fort d’une expérience singulière irréductible, résiste à notre appréhension et en quelque sorte nous déçoive ? Jusqu’à quel point construisons-nous une figure du sujet en exil, c’est-à-dire une doxa qui, au-delà de sa fonction heuristique, ne soit qu’une figure réifiée ou fragmentée nous définissant davantage qu’elle ne redessine une pensée de l’altérité ?
Une dernière raison tient enfin du paradoxe entre une production multiforme sur la migration et l’exil par les chercheurs et les acteurs associés (articles, ouvrages, pétitions et tribunes, films…) et de son faible effet sur les politiques publiques comme sur les sujets en exil. Si cette absence d’efficacité résulte, à l’évidence, de causes extérieures au monde académique, elle n’en interroge pas moins les conditions de production, de diffusion et de partage des savoirs élaborés.
Pour toutes ces raisons, et d’autres encore, il parait intéressant de réfléchir sur ce que l’expérience de la migration et de l’exil fait au sujet exilé comme à ceux qui prétendent en rendre compte.