« Le Conseil d’État enjoint au Gouvernement de prendre des mesures supplémentaires avant le 31 mars 2022. » C’est la décision rendue par le Conseil d’État, la plus haute juridiction administrative, le 1er juillet 2021. Cette affaire remonte à l’Accord de Paris, adopté en 2016. La France s’était alors engagée, entre autres, à adopter des mesures permettant la réduction des émissions de gaz à effet de serre de 40 % d’ici à 2030.
Sauf que, peu après cet engagement, les mesures effectivement prises n’apparaissaient pas assez fortes pour atteindre l’objectif. C’est ce qu’ont dénoncé plusieurs associations, comme Greenpeace et Notre Affaire à Tous, ainsi que la commune de Grande-Synthe. Et celles-ci ont collectivement décidé de saisir le Conseil d’État sur ce sujet, pour obliger le gouvernement à prendre des mesures supplémentaires.
Dans une première décision, le Conseil d’État avait enjoint la France à fournir des éléments attestant que des mesures supplémentaires n’étaient pas nécessaires. Les éléments en question n’ont pas convaincu la haute instance. C’est ainsi que les juges ont donc « fait droit » à la demande des associations et de la commune : « en observant d’une part que la baisse des émissions en 2019 est faible et que celle de 2020 n’est pas significative car l’activité économique a été réduite par la crise sanitaire et d’autre part que le respect de la trajectoire, qui prévoit notamment une baisse de 12 % des émissions pour la période 2024-2028, n’apparaît pas atteignable si de nouvelles mesures ne sont pas adoptées rapidement ».
La lutte contre le changement climatique peut-elle passer par le droit administratif, en contraignant un État comme la France à agir — c’est-à-dire au moins à respecter ses propres engagements ? C’est en tout cas la route suivie par la « justice climatique ». Ce mouvement entend passer par des actions devant les tribunaux lorsque des engagements ne sont pas respectés ou insuffisants, concernant les mesures de freinage des émissions de gaz à effet de serre, de protection des écosystèmes ou d’adaptation aux effets du changement climatique.
Louise Tschanz, avocate spécialiste en droit de l’environnement au barreau de Lyon et fondatrice du cabinet Kaizen, a répondu à nos questions sur ces formes juridiques de lutte contre le changement climatique.
La décision est-elle inédite ?
La décision du 1er juillet 2021 n’est pas totalement nouvelle. Louise Tschanz rappelle qu’en juillet 2020, la haute juridiction administrative ordonnait déjà au gouvernement « de prendre des mesures pour réduire la pollution de l’air ». C’était le résultat d’une première décision du Conseil d’État, datant de 2017, enjoignant la mise en œuvre de mesures, dans 13 zones du territoire, permettant de ramener les concentrations de dioxyde d’azote et de particules fines en dessous des valeurs limites fixées par la réglementation européenne transposée dans le code de l’environnement. Mais plusieurs associations ont, quelques années plus tard, saisi le juge pour faire constater la faiblesse des mesures. Le Conseil d’État a alors constaté, dans sa décision de juillet 2020, que « dans 8 zones en France, les mesures prises par l’État sont insuffisantes », et demandé à ce que le nécessaire soit fait.
Pareillement, plus récemment, en avril 2021, le Conseil d’État avait répondu favorablement à une demande de France Nature Environnement. L’association dénonçait la nouvelle nomenclature d’évaluation environnementale des projets. « Cette évaluation était uniquement basée sur des critères de surface », explique Louise Tschanz. Ce critère signifie que le décret faisait reposer l’acceptabilité environnementale d’un projet sur… sa taille. Or, dans la directive européenne qui a motivé l’ajout d’une nomenclature évaluant les projets sous l’angle écologique, cela devait aussi prendre en compte l’impact sur les espèces. Cela n’avait donc pas beaucoup de sens, illustre Louise Tschanz : « Pour caricaturer : si on imperméabilise 4 000 mètres carrés où il n’y a pas d’espèce protégée, ce n’est pas forcément grave, mais si on imperméabilise 20 mètres carrés où il y a de telles espèces et une zone humide, cela peut être grave. »
Dans l’histoire récente, le Conseil d’État a donc déjà pris des mesures visant à ce que l’État change de cap, à un détail près : « Ce qui est inédit dans la décision du 1er juillet 2021, c’est que ce soit sur le changement climatique, relève Louise Tschanz. Mais le changement climatique est aussi lié aux évaluations environnementales et à la pollution de l’air. Donc cela s’inscrit dans une continuité de décisions du Conseil d’État dans lesquelles il demande à la France de respecter ses engagements, parce que les mesures ne sont pas suffisantes pour atteindre les objectifs. »
Le besoin de contraintes financières
À partir de ces précédents cas, peut-on estimer que la nouvelle du Conseil d’État est réellement en mesure de contraindre l’État à prendre de nouvelles mesures visant à atteindre ses objectifs 2040 ? « Le niveau de contrainte est faible », répond Louise Tschanz, car il manque un élément : une astreinte, c’est-à-dire une pénalité financière par semaine de retard dans la mise en application de la demande du Conseil d’État. « Quand on veut obtenir la réalisation d’une décision de justice, on demande une obligation de faire — là c’est le cas. Mais cette obligation, si elle n’est pas annexée d’une astreinte, le niveau de contrainte est faible. »
Or, le juge ne peut octroyer que ce qui lui est demandé. Donc « si les demandeurs n’ont pas demandé d’astreinte, le Conseil d’État ne peut pas l’octroyer » dans sa décision. « L’idéal, c’eut été de demander une astreinte pour chaque jour de retard, et de dédier cet argent par exemple à la transition écologique — nouvelles installations, décarbonisation, agriculture bio », détaille l’avocate.
Il se trouve qu’il y a, justement, un précédent en la matière : la décision de juillet 2020 ordonnant au gouvernement « de prendre des mesures pour réduire la pollution de l’air ». Afin que la décision soit contraignante, le Conseil d’État a justement prononcé une astreinte d’un montant historique pour le juge administratif : 10 millions d’euros par semestre de retard.
L’impact de la justice climatique
L’astreinte prononcée par le Conseil d’État vient d’une histoire étirée dans la durée : les Amis de la Terre avaient fait une première action en 2017, sans demander de contraintes, puis ils sont revenus en 2020, en l’absence de mesures prises, en ajoutant cette fois-ci une astreinte aux demandes. Il en sera sûrement de même pour la décision émise en 2021 : si elle n’est pas appliquée, les demandeurs reviendront avec une astreinte.
Cela prend donc du temps pour aboutir, mais Louise Tschanz l’assure : « le mouvement de la justice climatique a un impact ». Cet impact est certes visible sur le gouvernement, mais se traduit aussi par des signaux envoyés aux acteurs économiques et écologiques, aux collectivités territoriales, aux mairies. Les actions de justice climatique « font sens » dans leur ensemble, affirme-t-elle, car elles contribuent à la mise en œuvre des dispositions nécessaires.
Quoi qu’il en soit, l’obstacle, pour une mise en pratique des mesures environnementales et climatiques, reste souvent le même : il faut une « réelle volonté politique », qui fait parfois encore défaut, avec par exemple bon nombre de décrets qui n’ont pas de force vraiment contraignante. Il peut donc y avoir un décalage entre ce qui est écrit et ce qui est fait. En clair : il faut y mettre les moyens. « Une grande part de la réglementation est désuète ou sous-proportionnée, alors qu’il faudrait prendre des mesures proportionnées à l’urgence climatique », rappelle l’avocate.
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