1Chez Semper, le matériau fondamental de l’architecture n’est pas la pierre. Dès les années 1850, ses textes se présentent comme de longues variations sur les causes et les conséquences de cette surprenante proposition et décrivent, à partir d’exemples historiques soigneusement choisis, un « art de bâtir » sinon allégé des pesanteurs minérales, du moins systématiquement attentif à l’existence d’autres matériaux. La « construction », pose Semper en 1851 dans Les Quatre Éléments de l’architecture, c’est-à-dire en premier lieu la construction en pierre, n’est pas « l’essence de l’architecture » (Semper 1851 : 53 ; trad. fr. in Semper 2007 : 124-125). Dans l’importante section du deuxième tome du Style consacrée à la taille des pierres ou stéréotomie (Semper 1863 : 351-477), il renchérit en affirmant qu’il s’agit là d’une technique « secondaire » ou « de seconde main », qui ne possède pas de « domaine propre » et dont les applications ne sont que d’« emprunt » (ibid. : 352). La taille des pierres se développe, telle est sa thèse, selon des modèles élaborés pour un autre matériau : cette technique est en quelque sorte dissociée de son objet. « Les matériaux auxquels elle a recours, déclare Semper, ne sont pas ceux qui ont les premiers incarné » (ibid.) la fonction qu’ils sont appelés à remplir.
fig. 1 Reza, Bouddha méditant, fresque murale, grottes de Kizil (grotte n° 8).
Xinjiang, Chine, 1995
© Reza / Webistan Photo Agency, Paris.
- 1 Pour une mise au point sur cette question, voir Rougier-Blanc 2011 ; et Gros 2006.
- 2 Sur le métal comme matériau intermédiaire, voir infra l’article de Michael Gnehm, « Gottfried Sempe (...)
2Semper n’était pas le premier à récuser l’idée d’une primauté de la pierre dans l’architecture et pouvait se réclamer de la théorie antique de la « pétrification » : selon Vitruve, les temples de marbre de la Grèce avaient été construits à l’imitation d’édifices plus anciens en bois, dont certaines caractéristiques architecturales, à commencer par le fameux entablement dorique (Vitruve 2015 liv. IV, 2, 1-2), semblaient rappeler le souvenir. Dans le deuxième tome du Style, Semper se référait à cette doctrine « vitruvienne » en soulignant son caractère « réaliste » (Semper 1863 : 276) : elle revenait selon lui à postuler une véritable ligne d’évolution dans laquelle « le temple de marbre n’était de facto rien de plus que la pétrification d’une hutte primitive » ; dans une telle optique, « le tout et les parties » du premier étaient censés « dériver matériellement » et « directement » des « composantes simples d’une hutte de bois » (ibid : 275). Ce n’est pas cette hypothèse – attribuée avec plus ou moins d’exactitude à Vitruve1 – faisant de l’architecture de pierre le prolongement immédiat d’une architecture de bois que l’auteur du Style entendait remettre à l’honneur. Le bois occupait une place importante parmi les matériaux de l’architecture, analysée dans la partie du deuxième tome consacrée à la « tectonique » (ibid : 209-350), mais Semper ne lui reconnaissait ni une antériorité chronologique ni un primat quelconque ; il récusait de surcroît l’idée que le passage du bois à la pierre s’était effectué directement, et plaidait pour la prise en compte d’un chaînon intermédiaire, le matériau métallique2 (Semper 1860 : 431) ; plus fondamentalement, enfin, il s’inscrivait en faux contre l’idée d’une continuité « réaliste » et défendait le principe d’une dérivation « symbolique » plutôt que directement « matérielle » (Semper 1863 : 275-276). Le passage d’un matériau à un autre ne se résumait en aucun cas à un procédé imitatif ni à une simple transposition de la structure et des formes.
3En empruntant lui-même de manière « on ne peut plus réaliste » « un exemple de construction de bois » à « l’ethnologie », son célèbre dessin de la « hutte de bambou caraïbe » présentée à l’Exposition universelle de Londres en 1851, sa « hutte vitruvienne primitive » (ibid.) personnelle, Semper espérait dans le deuxième tome du Style « ne pas être mal compris ». Le prototype des « quatre éléments de l’architecture » était un modèle « artistique » (ibid.) plutôt que le point de départ factuel d’une série d’évolutions.
- 3 Le manuscrit de la version originale du texte était rédigé en anglais et comprenait deux versions ; (...)
- 4 L’expression « arts techniques » s’apparentait selon ce même texte à un « pléonasme » ; il préférai (...)
4Si la construction en pierre était bien la « technique monumentale à proprement parler » (ibid : 352), Semper s’accordait avec Vitruve pour la considérer comme l’héritière de « processus » plus anciens ; il partageait avec lui la conviction que certaines techniques utilisées dans les constructions d’habitation étaient à l’origine de l’art monumental, et que celles-ci, notamment les édifices sacrés et les demeures symboliques des dieux, n’avaient été élaborées que postérieurement aux unités domestiques des hommes. La séquence hutte-maison-temple (casa-domus-aedes sacra) développée dans le De Architectura de Vitruve n’était pas fondamentalement remise en cause par Semper. Les processus de construction monumentale se rattachaient selon ce dernier « à la construction des maisons et au mobilier domestique » en usage « dans les temps prémonumentaux » (Semper 1985 [1854] : 63 ; trad. fr. in Semper 2007 : 2033). Dans la conférence de Londres de 1854 « Sur les symboles architecturaux », il affirmait que ces techniques avaient « emprunté aux arts industriels comme la poterie, l’art textile, le travail du métal, la fabrication des meubles, etc. » (ibid. : 62). On notera au passage l’acception particulière que Semper conférait ici au terme d’« arts industriels » (industrial arts dans le texte anglais), entendus au sens des « arts appliqués » ou des « prétendus arts mineurs » (l’expression figurait dans Le Style [Semper 1860 : VII]4), par opposition avec les « arts majeurs » ou les « beaux-arts ». Vitruve, quant à lui, avait décrit les premières tentatives des hommes pour se bâtir des abris « à l’aide de leurs mains si bien articulées » en observant qu’ils avaient recours à une certaine variété de techniques et de matériaux :
- 5 Nous citons dans le corps du texte une traduction du xixe siècle qui aurait pu être lue par Semper. (...)
Aussi commencèrent-ils les uns à construire des huttes de feuillage, les autres à creuser des cavernes au pied des montagnes ; quelques-uns, à l’imitation de l’hirondelle qu’ils voyaient se construire des nids, façonnèrent avec de l’argile et de petites branches d’arbres des retraites qui purent leur servir d’abri. […] Ils plantèrent [ensuite] des perches fourchues, qu’ils entrelacèrent de branches, et dont ils remplirent les vides avec de la terre grasse, pour en faire des murs. D’autres firent sécher des mottes d’argile, en construisirent des murs, sur lesquels ils posèrent en travers des pièces de bois et, en les recouvrant de roseaux et de feuilles, ils se mirent dessous à l’abri de la pluie et du soleil. (Vitruve 1847 : liv. II, 1, 2-45)
5Plusieurs différences se font jour à la lecture de ce récit des origines de l’architecture, lorsqu’on le compare avec celui que propose Semper dès Les Quatre Éléments de l’architecture. En premier lieu, les techniques mentionnées par Vitruve ne recouvraient pas ce que Semper rangeait sous la catégorie des « arts industriels », et on comprend mieux l’objection qu’il formulait à l’encontre du modèle d’une évolution continue qu’il voyait à l’œuvre chez Vitruve : chez ce dernier, le principe de la « pétrification » n’avait pas seulement pour corrélat un transfert dans la pierre de schémas de construction originellement conçus pour d’autres matériaux, mais aussi et surtout une préfiguration dans le bois (et les autres composantes de la maison) de modèles relevant d’emblée d’une technique architecturale et qui avaient seulement connu des perfectionnements progressifs. La hutte de Vitruve représentait de prime abord une œuvre d’architecture, alors que la hutte caraïbe de Semper déplaçait dans le domaine de la construction domestique des techniques qui, telles la vannerie et le tissage, relevaient des « arts industriels » et n’avaient, comme il le souligna de façon répétée, « rien à voir avec l’architecture en tant qu’art » (Semper 1985 [1854] : 62 ; trad. fr. in Semper 2007 : 203). C’était là une divergence majeure, dont les implications n’engageaient pas seulement la conception du rapport entre différents matériaux mais surtout entre les différents « arts ». En prenant soin d’écarter de « l’art » architectural les techniques du bâti primitif, Semper entendait en réalité revaloriser les « prétendus arts mineurs » en les présentant comme le véritable fondement de l’architecture.
- 6 Semper reprend cette idée dans la conférence « On Architectural Symbols » (Semper 1985 [1854] : 62 (...)
- 7 La lignite, roche ligneuse, faisait office chez Vitruve de chaînon intermédiaire entre bois et pier (...)
6La seconde différence, tout aussi capitale, était le corrélat de la première : chez Semper, le geste inaugural n’avait pas consisté, comme chez Vitruve, à réunir des branchages pour édifier un abri mais à « entrelacer des rameaux d’arbres » pour former une haie délimitant un espace. La création d’une clôture de tiges tressées, dans laquelle Semper décelait l’origine de la fabrication des textiles, avait précédé le tressage de nattes qui avaient pu ensuite être combinées pour former la hutte primitive. La définition d’un espace, la séparation entre un « intérieur » et un « extérieur » étaient pour Semper le préalable à la création d’un habitat quelconque, et cette activité de délimitation se réalisait dans une technique qu’il rattachait, de façon générique, au domaine de l’élaboration textile. Seule la « poterie » pouvait « peut-être » revendiquer une « ancienneté » aussi grande que cette pratique du tressage de nattes ou de « tapis » (Semper 1851 : 57 ; trad. fr. in Semper 2007 : 126). L’enjeu de la référence à la natte inaugurale, pour Semper, ne résidait pas seulement dans l’affirmation de l’antériorité historique d’une technique qui, chez Vitruve par exemple, n’était qu’une technique parmi d’autres, à peine esquissée dans la combinaison de « branches » ; cette hypothèse généalogique avait surtout pour horizon l’énoncé d’une thèse que l’on ne rencontrait là encore aucunement dans le tableau vitruvien de l’habitat des premiers temps, selon laquelle la première technique à l’origine de l’architecture était aussi, surtout et d’emblée, une technique à la fois ornementale et polychrome. En effet, les treillis de tiges végétales avaient la particularité de constituer « les plus anciens ornements » (avec les incisions pratiquées sur les céramiques), non seulement parce qu’ils formaient des « tressages », des « nœuds » et des « lignes », mais aussi parce que les rameaux ou tiges végétales étaient d’emblée organisés en fonction de leurs tonalités naturelles de couleur, selon un système d’alternances dont le décor des tapis, selon Semper, était l’héritier (ibid.)6. L’habitat primitif était d’abord et avant tout, pour lui, une forme ornée et colorée : c’est dans cette proposition que résidait l’une des grandes innovations de sa légende des origines. En substituant au « bois » vitruvien, déjà en voie de « pétrification7 », un matériau végétal plus fin, plus souple et surtout indissociable d’une ornementation colorée, Semper creusait le fossé séparant l’architecture primitive de la pierre et opérait, si l’on peut dire, une « végétalisation » mais surtout une « polychromisation » de l’habitat primitif.
fig. 2 « The White house », canyon de Chelly, Arizona, village navajo, vers 1922.
Photographie provenant des collections de la Library of Congress, Washington, D.C., inv. 91705075.
7Une autre stratégie insistante à laquelle Semper avait recours pour ébranler les hiérarchies spontanées dont les représentations communes de la construction architecturale, condensées dans le symbole de la pierre, se faisaient le véhicule, était le bouleversement des repères spatiaux définissant le haut et le bas, la verticalité et l’horizontalité. La hutte caraïbe avait la particularité d’être composée d’éléments amovibles et déplaçables, utilisables pour différentes fonctions : les fameuses nattes pouvaient être mises à contribution aussi bien sur le sol que comme cloisons internes ou encore comme couverture sur le toit. « Chaque partie de cet ensemble » n’avait pas « été conçue pour remplir la fonction qui lui était dévolue » et ne s’acquittait de celle-ci que de façon « contingente » (Semper 1985 [1854] : 62). Chacun de ces éléments pouvait changer de plan et passer successivement, par exemple, d’une utilisation verticale à une installation horizontale ou en biais. La réflexion de Semper sur l’emploi de la pierre et sur le rapport entre pierre et construction murale le conduisait à remettre en cause l’association volontiers opérée entre le bâti de pierre et la dimension de verticalité. Si la pierre de taille, chez Semper, était malgré tout assignée à jouer un rôle spécifique parmi les « quatre éléments de l’architecture », ce n’était pas au premier chef celui de l’érection des murs mais l’étayage des « terrasses » ou « terre-pleins ». C’est à la mise en place de ces derniers qu’avait primordialement été consacré, à en croire l’architecte, le travail du tailleur de pierre, mais aussi celui du maçon, dont les murs ne constituaient pas selon lui le champ d’activité premier (Semper 1851 : 57). Semper renvoyait même ces deux métiers dans les profondeurs du sous-sol en rappelant l’importance du creusement des galeries minières ou de la mise en place des conduites d’eau et des évacuations. L’effort du théoricien, dans sa tentative pour renouveler les connotations attachées à la représentation des blocs de pierre de taille et les dissocier de la finalité murale, aboutissait ainsi à une véritable déconstruction de l’idée du mur comme mur porteur ou, selon le terme de Semper, comme « mur solide » (solide Mauer) [Semper 1878 : 214]. Il ne cherchait pas à concevoir le modèle d’une architecture « sans murs » mais à renouveler entièrement la définition de ces derniers, en référence à la haie tressée multicolore, comme une fonction de séparation plutôt que de soutien structurel de l’édifice. La natte ou le tapis suspendu, dans lesquels il identifiait le prototype des cloisons, étaient à de multiples égards conçus comme une antithèse du mur porteur : non seulement parce qu’ils se composaient d’un matériau léger, amovible, déplaçable et « nomade », mais aussi parce qu’ils incarnaient une verticalité non plus montante mais descendante. Le « principe de la draperie », le mouvement vers le bas, observait Semper dans un des extraits du Style donnés en annexe à ce numéro, où il est question de la « direction » des composantes d’une construction (Semper 1860 : 27, voir infra, p. 187), renversait littéralement la verticalité ascendante du mur porteur.
8Le point d’orgue de la démonstration sempérienne était atteint avec une ultime dissociation, entre le mur et le toit cette fois : Semper mettait l’accent sur des dispositifs dans lesquels le toit ne reposait pas sur des murs mais sur des piliers ou colonnes. Les exemples évoqués dans Le Style renvoyaient à différentes cultures architecturales, antiques notamment, mais Semper s’inspira également de modèles directement contemporains comme les nombreuses constructions de son ami Jacques Ignace Hittorff (1792-1867) qui, de l’éphémère Halle au blé (1810) à la Gare du Nord (1866), en passant par la rotonde du Panorama des Champs-Élysées (1838) et le Cirque d’hiver (1851), déployaient, grâce à la généralisation des nouvelles techniques métalliques, des toits ou voûtes au-dessus des édifices comme d’immenses voiles supportés par des piliers ou arcatures de fer (Kiene 2011). Le projet d’Opéra conçu par Semper pour Rio de Janeiro (1858) présenté par Michael Gnehm dans ce même numéro (voir infra, p. 118) s’inspirait directement de réalisations de Hittorff. Michael Kiene relate dans la monographie qu’il a consacrée à ce dernier que, entre 1849 et 1851 encore, alors qu’il était en exil, Semper retourna copier des dessins dans l’atelier de Hittorff, qu’il avait fréquenté vingt ans auparavant. La solidarité sans faille dont il fut l’un des seuls à faire preuve à l’égard du héraut de la « thèse polychrome », en défendant la « ligne dure » de son aîné contre tous ceux qui entendaient reformuler le principe de la polychromie des monuments antiques en des termes plus nuancés, engageait ainsi, en même temps que la question de la couleur, toute une conception de la fonction des murs et de la structure des édifices antiques et modernes : les coupoles modernes à armatures de fer étaient, pour l’un comme pour l’autre, un prolongement direct des traces de couleur retrouvées sur des murs et des colonnes de temples de la Grande Grèce et de la Sicile. Le mur « porteur de couleur », indépendant du toit, avait remplacé le « mur solide ».
9En apparence fort éloignés d’une réflexion sur le prototype de la cloison textile, les riches passages (peu souvent commentés) du Style sur les formes d’architecture excavée et troglodytique, en Inde ou en Asie Mineure notamment, apportaient une variation raffinée sur cette réinterprétation des fonctions murales. Les monuments « monolithes » de l’Inde évoqués dans la section 64 de la première édition de Der Stil ne représentaient en aucun cas, Semper s’empressait de le relever, un point de départ dans lequel l’architecture aurait été pour ainsi dire arrachée à la pierre et serait née à même la roche : ils constituaient bien au contraire le terme d’une série de « métamorphoses » (Semper 1860 : 257) dans lesquelles les outils du tailleur de pierre (Semper relevait qu’il n’était pas fait mention de ce dernier dans le traité sacré de l’architecture indienne, le Silpa Sastra [ibid. : 259, note]) et le ciseau du sculpteur n’intervenaient que tardivement, et dont l’un des éléments fondateurs était selon lui non le bois mais le couple du stuc peint et de la brique crue (ibid. : 264). Les efflorescences de pierre des temples indiens ne devaient pas être regardées comme le prolongement d’une base minérale entraînées dans des protubérances toujours plus vertigineuses, et moins encore comme des ajouts fabriqués « d’après modèle » (nach Schablone) dans des ateliers et appliqués après coup sur une forme architecturale ; pour Semper, elles n’étaient que le rappel tardif, dans un matériau d’usage lui aussi tardif, de très hauts-reliefs en stuc, éventuellement modelés autour d’une âme d’argile, qui n’étaient eux-mêmes, après le passage par une incrustation de « plaques métalliques » dans les murs, qu’une réinterprétation de peintures murales initialement apposées sur des enduits de stuc. L’architecture excavée, dans toute la massivité de ses façades et murs établis dans d’immenses blocs rocheux, ne fournissait aux yeux de Semper qu’une preuve ultime de la séparation fondamentale entre le « mur » et la « pierre ». Ainsi, un autre monument troglodytique, situé cette fois en Turquie, le « Tombeau de Midas » (ou Monument de Midas), roi de Phrygie, dont Semper emprunta le dessin à la Description de l’Asie mineure de Charles Texier (1849), n’était pas autre chose que l’exemple grandiose d’un « mur-tapis colossal sculpté dans la pierre », qu’il imaginait volontiers recouvert autrefois d’une couche de stuc parée de « riches couleurs et dorures » (Semper 1860 : 429).
fig. 3 Gottfried Semper, « La tombe de Midas », Der Stil t. I (éd. 1878), p. 401.
fig. 4 Hild und K, Maison à Aggstal, 2000.
Photo © Michael Heinrich, avec l’aimable autorisation de Hild und K Architekten, Munich.
10Le rapprochement étymologique (discutable) souvent cité effectué par l’auteur du Style entre « Wand » (la cloison, le mur) et « Gewand » (le vêtement) et l’opposition entre ces deux termes et celui de « Mauer » (le mur maçonné) ne doivent pas occulter les circulations permanentes que Semper voit à l’œuvre entre taille de pierre et travail du textile : même une falaise de plusieurs tonnes ou le mur de pierres de taille si caractéristique de l’architecture urbaine du xixe siècle ne cessent d’affirmer, pour lui, leur texture symbolique de tapis ou de tapisserie. Par suite, il n’est pas souhaitable de traduire systématiquement Wand par « cloison » ou « paroi », non seulement parce que Wand se réfère bien souvent à un mur (la peinture murale est appelée Wandmalerei), mais aussi et surtout, dans le cas particulier des textes de Semper, parce que tous les types de murs, extérieurs ou intérieurs indistinctement, renvoient à un même prototype textile.
fig. 5 Vue au microscope d’un fossile de Araucaria mirabilis (ancien conifère de Patagonie).
Collection Sir Joseph D. Hooker, British Geological Survey, Nottingham.
Photo Kevin D’Souza © BGS.
- 8 Sur la question de l’usage des fossiles dans les sciences naturelles du xixe siècle, voir Bredekamp (...)
11Quel statut Semper attribuait-il à son récit des origines murales ? Dans la conférence de 1854 « Sur les symboles architecturaux », il comparait les vestiges des monuments les plus anciens, dont n’avaient souvent subsisté que les parties en pierre de taille, à des « coquillages fossiles » et à des « branches de corail » portant la trace des « organismes inférieurs qui les habitaient autrefois » (Semper 1985 [1854] : 61 ; trad. fr. in Semper 2007 : 203). L’image du fossile assignait la pierre à une fonction mémorielle : elle conservait les linéaments d’une vie qui lui était extérieure mais dont elle pérennisait le souvenir, et sa forme s’était adaptée à cet élément plus ancien en l’épousant en creux. Les voyages de Semper en Grèce et en Italie et sa pratique personnelle d’une archéologie de terrain l’avaient conduit, des mois durant, à scruter des pierres en quête de traces de polychromie qui s’apparentaient peut-être pour lui aux images « fossiles » d’un ordre ancien de l’architecture. La couleur entrevue sur certaines colonnes, certains entablements ou métopes, à l’instar des dessins et reliefs des fossiles, présentait le caractère d’une preuve objectivée ; dans les cas litigieux, le recours à des analyses chimiques comme celle qui fut réalisée en juin 1837 par une équipe du British Museum, en présence de Hittorff, avait valeur discriminante. Les dessins et relevés rapportés des séjours en terres antiques pouvaient attester, au retour, l’expérience de vision passée et fournir également un élément d’objectivation de la mémoire : Semper déplorait ainsi amèrement la perte du précieux carton à dessins de Jules Goury (« la collection la plus complète et la plus fiable concernant la polychromie » [Semper 1851 : 2 ; trad. fr. in Semper 2007 : 97]), qui avait redoublé le deuil de son ancien compagnon de voyage (1802-1834), prématurément décédé du choléra en Espagne où il avait suivi Owen Jones. La technique du calque à même la pierre, que Semper signalait avoir lui-même pratiquée (ibid. : 39 ; trad. fr. in Semper 2007 : 117), avait vocation à restituer à l’échelle exacte des monuments le dessin qui était le leur, comme les fossiles reproduisaient grandeur nature fougères ou libellules géantes8.
12Pourtant, si l’image était réifiée dans la pierre comme les pigments de couleur incrustés dans ses sédiments, ces traces ne constituaient en aucune manière l’aboutissement d’une chaîne de preuves mais plutôt le point de départ d’une démarche d’imputation causale régressive à caractère fortement hypothétique. Les marques bleues et rouges des pierres antiques, pour Semper, n’étaient que le maillon visible d’une série rétrospective effacée : les entrelacs de couleur repérés sur les pierres portaient la mémoire de très anciennes textures, qui renvoyaient elles-mêmes à des tressages et nouages végétaux ; de la polychromie architecturale à l’origine textile des murs, et du mur-tapis à la haie-clôture primitive, c’était toute une chaîne de « réminiscences » (Semper 1985 [1854] : 63 ; trad. fr. in Semper 2007 : 204) qui pouvait être reconstituée, par associations successives. La matérialité de la trace mémorielle n’assignait celle-ci à aucune univocité et elle appelait un déchiffrement au même titre qu’un ensemble de signes écrits : si archéologie de terrain et philologie pouvaient être invoquées dans une même démonstration, c’est aussi parce que Semper concevait l’archéologie, au même titre que la philologie, comme une discipline herméneutique, consistant autant à interpréter des signes qu’à mettre au jour des artefacts antiques. Michael Gnehm a relevé, dans son livre consacré aux rapports entre architecture et langage chez Semper, que celui-ci avait été attentif au caractère fragmentaire partagé par les sources textuelles antiques relatives à la polychromie et par les traces de couleur retrouvées sur les monuments (Gnehm 2004 : 60). Dans un cas comme dans l’autre, le sens ne se donnait pas tel quel mais appelait un travail de reconstitution dont la méthode restait à définir.
- 9 Céline Trautmann-Waller évoque également ces débats méthodologiques entre une « philologie des chos (...)
- 10 Voir Gnehm 2004 : 61-70.
13Semper se référait volontiers, dans ses écrits, au philologue allemand Gottfried Hermann (1772-1848), en la personne duquel il pensait avoir trouvé un allié dans la querelle de la « polychromie » : en 1834, Hermann avait publié un court texte dans lequel il examinait les sources antiques relatives à l’existence d’une « peinture » réalisée directement sur les murs, sans le support de panneaux de bois (Hermann 1834). Mais il était surtout connu comme le champion d’une philologie délibérément focalisée sur les textes, contre d’autres hellénistes et représentants des « sciences de l’Antiquité » davantage ouverts aux apports de l’archéologie9. Le fait que Semper ait invoqué à plusieurs reprises son autorité est significatif : loin de chercher, sur un mode mimétique, la caution d’un antiquisant conjuguant comme il le faisait lui-même les apports de la philologie textuelle et de l’archéologie, il préférait renvoyer aux travaux d’un « pur » philologue. Semper avait en effet développé, comme l’a montré Michael Gnehm, une conception originale des circulations entre savoir archéologique et lecture des textes : il ne se contentait pas de tracer un parallèle entre l’un et l’autre, ni même d’envisager la collaboration des deux méthodes en cherchant classiquement, d’une part, à suppléer aux lacunes des sources écrites par l’enquête in situ et, d’autre part, à pallier la faiblesse des données archéologiques par la référence à des textes antiques ; il allait plus loin en défendant le principe selon lequel, dans l’approche des vestiges matériels aussi bien que dans celle des sources anciennes, un véritable art de l’herméneutique devait être mis en œuvre, contre les tentations d’une lecture trop littérale et faussement objective. M. Gnehm évoque l’exemple remarquable des débats soulevés par une source à la signification controversée : un texte d’Hérodote où il était question d’un oracle évoquant des édifices de couleur blanche. Contre la lecture empressée de ceux qui invoquaient ce passage pour contester la thèse de la polychromie et affirmer que la pierre des bâtiments antiques était bien laissée à nu, Semper faisait valoir que la parole d’un « oracle » ne pouvait se présenter que comme une énigme, et que les « bâtiments blancs » devaient par conséquent constituer l’exception, dans un contexte où ils se présentaient « “ essentiellement ” comme rouges, dans leurs grandes masses » (Semper 1851 : 28 ; trad. fr. in Semper 2007 : 11110) ! Ce sont des renversements interprétatifs de ce type dont Semper allait chercher le modèle chez un philologue comme Gottfried Hermann : la question de la prééminence des textes ou des artefacts passait au second plan pour faire place à une réflexion sur les procédures de construction du sens qui, aussi bien dans la lecture des vestiges des architectures passées que dans celle des sources écrites, ne se donnaient pas à voir « à nu ».
14Semper, nous l’avons vu, récusait le modèle vitruvien de la « pétrification » parce qu’il jugeait trop restrictif le modèle de causalité qui le sous-tendait : la transposition mimétique d’une même forme par le passage d’un matériau dans un autre ; mais quelle était plus précisément la nature des associations qui pouvaient justifier, par exemple, l’interprétation de la polychromie des murs antiques comme la réminiscence d’une haie ? Dans le passage du tome II du Style où Semper invitait à ne pas appréhender sur un mode trop réaliste sa présentation de la « hutte caraïbe » comme origine de l’architecture, il opposait à cette acception immédiatement « matérielle » un modèle de dérivation qu’il appelait « mystico-poétique » (Semper 1863 : 275). Comment appréhender, dans la lecture de ses écrits, le va-et-vient entre le monde des realia et celui d’un « poème » des origines architecturales à caractère mythique, dont les réinventions de formes, d’un matériau à un autre, pouvaient être regardées comme des variantes ?
fig. 6 Grottes d’Ellora, Inde, 600-1000.
Photo Y.Shishido, DR / Licence Creative Commons.
- 11 Semper se référait à la De mythologia Graecorum antiquissima dissertatio, 1817.
15Semper livrait lui-même dans les premières pages des Quatre Éléments de l’architecture une clé pour faire face à cette difficulté épistémologique, dont il était loin de sous-estimer l’importance. Une nouvelle fois, il se réclamait de Gottfried Hermann, en traçant un parallèle entre la conception des origines de la mythologie développée par le philologue11 et sa propre vision de la généalogie des arts :
De la même façon que la mythologie est une création poétique autonome de la Grèce plus tardive, qui nous apparaît pour la première fois sous une forme ordonnée chez Homère et Hésiode, et fleurit à partir d’un système de symbolique de la nature à caractère philosophique qui n’était plus compris et était redevenu une fable, et s’était épanoui quant à lui à partir de traditions mortes relatives à des faits, d’éléments de croyance et de poèmes étrangers et indigènes, et, dans ce cas, extrêmement anciens, de la même façon que la libre poésie des dieux grecs est issue de ce sol luxuriant, de même, l’art plastique, comme illustration de la mythologie, s’est constitué sur les ruines de motifs anciens, indigènes et importés, arrachés à leurs racines. […] C’est un fait que les composantes les plus diverses d’états de civilisation anciens se croisaient et se recouvraient ici, pour passer, au terme de la grande métamorphose d’un peuple, de l’état sédimentaire (comme le marbre de Paros) à une autonomie cristalline.
Pourtant, on peut reconnaître les composantes originelles. (Semper 1851 : 52-53 ; trad. fr. in Semper 2007 : 124)
16La métaphore géologique rapportant la blancheur exceptionnelle du marbre de Paros à une origine « mêlée » et faisant d’elle le point d’aboutissement d’une « sédimentation » de composantes hétérogènes donnait le ton : retracer la généalogie de l’architecture ou des autres arts, pour Semper, comme celle de la mythologie, ne pouvait revenir à isoler une ligne d’évolution déployant une forme indigène « autonome ». L’autonomie d’un art, dans une telle perspective, constituait le cas échéant un phénomène tardif et second.
17De la même façon, la comparaison établie par Semper entre les processus de reconstitution des origines des mythologies et celles des arts invitait à renoncer à la représentation d’une séparation fondamentale non seulement entre des « faits » et les « systèmes » inventés pour leur conférer une « intelligibilité », mais aussi entre ces systèmes « rationnels » et les « fables » ou « poèmes » qui pouvaient en être issus ou dont ils pouvaient dériver ; abandonnant, dans le sillage du « rationalisme kantien » de Gottfried Hermann (Couturier-Heinrich 2011), l’hypothèse selon laquelle il aurait été envisageable de remonter jusqu’à un socle factuel ultime, Semper décrivait bien plutôt un ensemble de circulations entre des ordres de perspectives sur les phénomènes qui étaient moins concurrents que complémentaires.
18Dans le texte de la conférence de 1854 « Sur les symboles architecturaux », Semper corrigeait l’image du « fossile », qui semblait se rapporter de façon trop restrictive à un moulage ou à une trace mimétique, en observant que les « blocs » de pierre ou de bois des édifices portant témoignage du passé des hommes ne se présentaient presque jamais à l’état brut : non seulement les « matériaux informes » étaient « modelés et taillés » selon des « formes régulières », mais ceux qui les avaient ainsi transformés « ne pouvaient s’empêcher de leur donner une sorte de vie plastique » (Semper 1985 [1854] : 62 ; trad. fr. in Semper 2007 : 203). La fonction mémorielle de ces « blocs » était ainsi remplie d’emblée sur le mode de ce que Semper appelait un « langage symbolique » :
Ils leur faisaient raconter leur histoire, poursuivait l’architecte, la raison de leur existence, la direction et le pouvoir de leur action, le rôle et la part qu’ils étaient destinés à remplir dans l’ensemble de l’œuvre, et les relations qu’ils entretenaient entre eux ; ils leur faisaient également raconter par qui et pour quelle destination l’ensemble de la construction avait été réalisé. Leurs légendes étaient composées dans un langage consistant en certains types caractéristiques exécutés sur les surfaces des formes schématiques nues de l’édifice. Et ce langage symbolique avait été trouvé, déjà presque entièrement préparé à remplir cet objectif, auprès des autres branches de l’industrie qui, il faut le dire, avaient atteint un haut degré de perfection pratique et même artistique bien avant que la construction des monuments n’ait été inventée. (Ibid.)
- 12 À Zurich, Semper put côtoyer un ancien collaborateur de Proudhon, Marc Dufraisse, nommé à l’automne (...)
19Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (traduit en allemand par Moses Mendelssohn dès 1756, l’année suivant sa parution en français), les premiers hommes se distinguent par leur « défaut d’habitation » ; « errant dans les forêts sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre, et sans liaisons, sans nul besoin de [leurs] semblables, comme sans nul désir de leur nuire », ils ne connaissent pas encore les « crimes », « misères et horreurs » qui font leur apparition dans le sillage de la différenciation sociale. Pour Rousseau, la pose des premiers « pieux » et la mise en place de la clôture du premier « terrain » marquent un moment crucial qui constitue aussi le « dernier terme de l’état de nature » : elles signent l’acte de naissance de la « société civile », qui coïncide avec la première formulation de « l’idée de propriété » (Rousseau 1755 : 95 sq.). Le Discours sur l’inégalité reprend, dans son récit des origines, le modèle vitruvien des « huttes de branchages » colmatées « d’argile et de boue » ; mais chez Rousseau, ces « cabanes » des premiers temps signalent l’instauration d’actes de propriété. Le geste inaugural de séparation de l’espace est ainsi désigné comme une « usurpation » ; le « sophisme » consistant à légitimer la propriété par le travail accompli sur une terre revient à occulter l’illégitimité de l’acte primitif d’appropriation d’un lieu, comme le rappelait Proudhon12 dans De la propriété, en citant littéralement le deuxième Discours : « “ Les riches, s’écrie Jean-Jacques, ont beau dire : c’est moi qui ai bâti ce mur, j’ai gagné ce terrain par mon travail. – Qui vous a donné les alignements ? leur pouvons-nous répondre, et en vertu de quoi prétendez-vous être payés à nos dépens d’un travail que nous ne vous avons point imposé ? ” Tous les sophismes viennent se briser contre ce raisonnement. » (Proudhon 1840 : chap. III, n. p.).
- 13 Thomas S. Grey s’est lui aussi interrogé, dans une étude sur Wagner, sur l’éventualité d’une lectur (...)
20Semper ne cite pas Rousseau, non plus que Proudhon dont Wagner, dit-on, lui aurait recommandé la lecture13. L’hypothèse selon laquelle les haies tressées dans lesquelles il décèle les premiers linéaments de l’architecture pourraient faire allusion au Discours sur l’inégalité et à sa scène primitive d’instauration de la propriété ne peut être étayée par aucun indice. On peut certes observer que la question est explicitement thématisée dans Les Quatre Éléments de l’architecture :
L’utilisation de palissades tressées soutenues par des pieux pour marquer une séparation entre la propriété et ce qui ne fait pas partie de la propriété, de nattes et de tapis pour recouvrir les sols, se protéger des rayons du soleil et du froid, pour créer des séparations dans le lieu d’habitation, précéda de beaucoup, dans la plupart des cas, particulièrement lorsque les conditions climatiques étaient favorables, le mur maçonné. (Semper 1851 : 57 ; trad. fr. in Semper 2007 : 127 [trad. modifiée])
- 14 Sigrid De Jong a consacré un intéressant article à la conception sempérienne de l’espace, dans lequ (...)
21Mais il est patent que le symbolisme éminemment critique que Rousseau associe à la mention du premier « enclos » est entièrement absent chez Semper : l’évocation de la « palissade tressée » est au contraire envisagée dans une tonalité très positive, par opposition à celle du « mur maçonné ». Ce n’est pas l’existence même d’une séparation qui est visée par la polémique sempérienne, mais l’association entre cette démarcation de l’espace et un matériau particulier, la pierre. La scission de l’espace en tant que telle ne semble à aucun moment avoir été mise en cause par l’architecte : la nécessité de distinguer un « intérieur » d’un « extérieur » lui apparaît comme une donnée anthropologique allant de soi, qu’il ne cherche pas à questionner14. La « clôture de l’espace » (Semper 1878 : 214), la fonction qui échoit selon lui au mur en général, répond à un besoin fondamental de protection et de défense dont il ne remet pas en cause le bien-fondé ; il n’entend pas dévoiler une forme de violence cachée qui serait à l’œuvre dans cette délimitation d’une frontière. La comparaison avec Rousseau permet de saisir que, chez Semper, la déconstruction systématique du mur de pierre, affiné jusqu’à atteindre la légèreté d’un tissage ou d’un tressage suspendu, ne prend pas pour cible la cloison même ainsi fragilisée dans sa matérialité au point de n’être plus qu’un symbole. Le mur perd sa massivité, tend à l’évanescence, mais le symbolisme de la séparation n’est aucunement visé par la charge argumentative critique que Semper mène à marche forcée contre la primauté du « mur solide », des Quatre Éléments aux conférences de Londres et aux volumes du Style. Dans sa perspective, la dénonciation de l’imposture consistant à pérenniser par l’inertie d’un matériau mural résistant la revendication usurpée d’une propriété ne peut que reposer sur un contresens, car l’essence du mur ne réside pas dans la solidité d’une fonction défensive. Seule la méconnaissance de la nature fondamentale du mur, en fin de compte, a pu conduire l’auteur du Discours sur l’inégalité à voir en lui la funeste matérialisation d’une injustice, dont l’architecture naissante se serait faite la complice. Semper ne fait pas endosser à son art le poids d’une faute sociale originelle.
fig. 7 En préparant les vêtements au Palais, Mou I (vers 1178-1243).
Taïwan, Taipei, Musée national du Palais.
Photo © National Palace Museum, Taipei, Taïwan. Dist. RMN-Grand Palais / image NPM.
22Face au mur des origines, les positions spatiales respectivement adoptées par les auteurs de ces récits immémoriaux imaginaires en disent long : Rousseau semble pointer un doigt accusateur vers le premier « enclos » en l’observant de l’extérieur avec sévérité, tandis que Semper se situe constamment dans l’espace intérieur de la cabane primitive et vient, d’un point de vue narratif, y chercher un abri.
23Semper partageait en revanche avec Rousseau la représentation elle aussi décisive d’une contingence de la clôture, qui, à l’instar de la natte dans la hutte caraïbe, pouvait être déplacée, si elle avait cessé de remplir sa fonction. Relever cette mobilité foncière, autorisée chez Semper par la dissociation entre « mur » et « mur porteur », revenait à insister sur le caractère socialement institué des premières marques de séparation, aussi proches fussent-elles des barrières naturelles formées par la végétation, branchages ramassés in situ, tiges de graminées à peine entremêlées par la main de l’homme, ou encore troncs d’arbres vivants directement utilisés pour former des cabanes, comme dans le frontispice de l’Essai sur l’architecture de Marc-Antoine Laugier (1755). Cette gravure ajoutée à la deuxième édition de l’ouvrage et due à Charles Eisen n’illustrait pas directement le texte, dans lequel il était plutôt question de « branches abattues » (Laugier 1753 : 12) pour former les quatre piliers de la hutte, mais elle traduisait la proximité intime entre cet acte de naissance de l’art architectural et les ressources immédiatement offertes par l’environnement naturel, tout en soulignant dans le même temps l’introduction résolue de la géométrie humaine et de sa facticité, avec le triangle isocèle formé par le fronton et, à l’autre extrémité de l’image, les ruines intactes d’un temple classique antique en pierre, vestiges d’un art intemporel, prêts à être à nouveau assemblés pour reprendre vie aussi naturellement que les troncs et les frondaisons des arbres.
fig. 8 Hubert-Francois Bourguignon Gravelot, La hutte primitive, étude préparatoire pour le frontispice de l’ouvrage de Marc-Antoine Laugier Essai sur l’architecture, vers 1755.
Crayon, encre et lavis, 15,3 × 9,2 cm.
Avec l’aimable autorisation de Drawing Matter Collections.
- 15 Dans les considérations sur le textile comme dans les parties du Style qui traitent des teintures, (...)
24Le lien fondamental avec des éléments puisés dans le paysage naturel, aussi bien végétaux que minéraux et animaux15, était fortement mis en avant par Semper, mais chez lui aussi, ces composantes « naturelles » de l’architecture étaient toujours saisies dans le moment où elles étaient « arrachées à leurs racines » (Semper 1851 : 52-53 ; trad. fr. in Semper 2007 : 124) et réinventées par la main de l’homme. La réflexion approfondie que Semper entendait mener sur la « nature » et les exigences « naturelles » des matériaux conjuguait les deux dimensions de naturalité et d’artificialité avec la même évidence que dans les théories classiques d’un Laugier, où elles étaient tenues pour inséparables. L’architecture, observait Semper dans la conférence de 1854 « Sur les symboles architecturaux », était de tous les arts celui qui visait le moins « l’imitation de la nature » ; c’était un « art d’invention », qui ne trouvait pas « ses prototypes dans la nature » et dont les œuvres étaient « entièrement le résultat de l’imagination, de l’expérience et des sciences combinées » (Semper 1985 [1854] : 61 ; trad. fr. in Semper 2007 : 201 [trad. modifiée]). Il précisait que cette proposition s’appliquait aussi bien aux « formes structurelles » de l’architecture qu’à ses « parties ornementales ». Si l’architecture était bien une « œuvre de la nature », c’était à titre second, du fait de sa dépendance à l’égard des « lois matérielles de la nature », c’est-à-dire à la fois des contraintes « statiques et mécaniques » des matériaux et des conditions naturelles de l’environnement, qui lui conféraient certaines de ses fonctions, notamment la « protection » face aux éléments. C’est le caractère de nécessité « naturelle » attaché à ce type de contraintes qui justifiait, par exemple, le choix du singulier plutôt que du pluriel dans le titre Le Style : cette notion était définie par Semper comme le corrélat d’une adéquation avec les spécificités des composantes de la construction. Le « style » s’imposait par là objectivement, même s’il pouvait être ignoré, méconnu ou bafoué par l’arbitraire et la diversité des orientations subjectives, ou encore sacrifié à des intérêts « commerciaux » (ibid.). Semper introduisait une référence religieuse en décrivant l’architecture comme une nouvelle étape de la Création :
- 16 Jacques Soulillou remarque dans une note de sa traduction que « Dieu » a disparu de la traduction a (...)
Cette dépendance à l’égard des lois et des conditions naturelles confère aux œuvres de l’architecture un certain caractère de nécessité et les fait apparaître comme des œuvres de la nature, mais des œuvres de la nature créées par Dieu à travers le médium d’êtres qui raisonnent et agissent librement. (Ibid.16)
25L’idéal classique d’un art rejoignant le « naturel » par le détour de l’artifice humain était ainsi réaffirmé, dans un texte où Semper réactivait également l’équation entre « Grèce », « nature » et « universalité », l’art grec « nous parlant dans un langage compréhensible par lui-même à toutes les époques et en tous lieux, celui de la nature seule » (Semper 1985 [1854] : 62 ; trad. fr. in Semper 2007 : 202 [trad. modifiée]).
26Une différence irréductible séparait cependant Semper de tout classicisme. La grande chaîne généalogique que l’auteur du Style reconstruisait depuis la polychromie murale jusqu’à la hutte et la haie primitives ne trouvait pas son point d’aboutissement dans la mise au jour d’un ultime socle « naturel », fût-il entendu comme « naturel » à force d’art, mais dans la découverte du caractère ornemental et polychrome du premier « mur ». Si Semper arrêtait son investigation rétrospective au tressage des premières tiges végétales, c’est parce qu’elles constituaient « les plus anciens ornements », par la disposition alternée de leurs couleurs. À l’origine de la généalogie qui avait conduit à l’émergence de l’architecture, Semper ne plaçait pas la nature mais l’ornement composé par l’homme à partir d’un matériau naturel. La comparaison avec la fable des origines de l’architecture de l’abbé Laugier est éclairante : même si ce dernier, énonçant malgré lui une formule sempérienne avant la lettre, imaginait l’homme des premiers temps « mollement étendu » sur un « gazon » qui évoquait pour lui un « tapis émaillé », sa « cabane rustique » se composait exclusivement d’éléments « constructifs » (struktiv, dans le langage de Semper). Ses piliers préfiguraient les futures « colonnes » de temples à venir, les « pièces horizontales » leurs « entablements » et les « pièces inclinées » leurs « frontons » (Laugier 1753 : 10-13) ; la composante ornementale était absente ou plutôt délibérément écartée, au nom de l’idéal classique de « perfection » et de « simplicité » qui s’incarnait, selon Laugier, dans la triade « essentielle » de la colonne, de l’entablement et du fronton, résumant à elle seule « toutes les beautés » (ibid. : 14).
- 17 « M. Hittorff était homme de cour, doué de toutes les qualités et tous les talents qui font réussir (...)
27En publiant, deux ans après son départ forcé de Dresde, un texte intitulé Les Quatre Éléments de l’architecture, Semper n’avait certainement pas choisi un tel titre au hasard. La référence à la théorie des quatre éléments, comme l’avait par exemple rappelé Gottlob Benjamin Jäsche, un proche de Kant, dans son ouvrage Le Panthéisme sous ses différentes formes principales (1826-1832), faisait allusion à la figure d’Empédocle, qui avait été le premier à constituer un système des « quatre éléments » de la nature (Jäsche 1826 : 180). Dans un manuel d’études classiques paru en 1832, le philologue viennois Franz Ficker observait que ces derniers étaient organisés chez Empédocle autour d’un élément central, le feu : Semper se conforma à ce modèle en présentant le « foyer » comme le premier de ses « quatre éléments ». Selon Ficker, le « fameux philosophe et naturaliste d’Agrigente » était même allé plus loin que le panthéisme, et avait sauté le pas en embrassant « l’atomisme », autrement dit le matérialisme (Ficker 1832 : 275). Dès les lendemains de la Révolution française, la référence à Empédocle chez le poète allemand Hölderlin (1770-1843), notamment dans le drame resté inédit La Mort d’Empédocle, était déjà associée à une pensée politique, en renvoyant à « l’archétype d’un révolutionnaire renversant un roi pour instaurer la république » (Lefebvre). Il est évidemment tentant d’attribuer à Semper l’intention de réactiver les tonalités subversives de cette référence « panthéiste ». D’un autre côté, l’évocation de la figure d’Empédocle par le biais de la mention des « quatre éléments » renvoyait plus directement à un référent architectural dont l’importance était centrale dans les débats auxquels Semper prit passionnément part : le temple sicilien dit « d’Empédocle » à Sélinonte, symbole de la redécouverte de la polychromie, dont Hittorff publia la même année sa Restitution (Hittorff 1851). À la différence de Semper, le proscrit, Hittorff était à Paris un architecte officiel et solidement établi, dont la carrière fut marquée par une remarquable stabilité à travers les différents régimes qui se succédèrent en France au cours de la première moitié du xixe siècle. Comment concilier l’image de ce notable, décrit dans une nécrologie comme un « homme de cour17 », et celle, plus sulfureuse, des arrière-plans « panthéistes » de la référence à Empédocle ? Et qu’en était-il de la référence à Empédocle chez Semper, qui, après son bannissement, continua de fréquenter des cercles d’exilés allemands, comme celui d’Arnold Ruge (mais non celui de Marx) à Londres ? Peut-on imaginer que l’allusion à Empédocle n’ait traduit chez lui qu’une profession de foi en faveur de la polychromie, dissociée de tout arrière-plan philosophico-politique ?
- 18 Dans Les Quatre Éléments de l’architecture, Semper attribuait aux Grecs l’instauration d’une « démo (...)
28À cette dernière question, on se risquera ici à répondre par l’affirmative. Le système de références sempérien, si saturé qu’il ait été d’une symbolique politique ouvertement « démocratique18 », sans cesse convoquée par la figure omniprésente du renversement des hiérarchies entre beaux-arts et arts mineurs, structure et ornement, solidité et fragilité, marbre et stuc, verticalité et horizontalité, etc., était construit sur le fondement d’une culture classique dont la philosophie n’occupait pas le centre. La manducation de Vitruve et de Pline, plutôt que celle de Platon ou des présocratiques, était venue compléter chez l’architecte celle d’Homère : un déplacement qui explique sa relative indifférence à l’égard des usages seulement métaphoriques de références architecturales, comme celle de Rousseau au premier « enclos » dans le Discours sur l’inégalité ou celle de Proudhon aux « murailles de marbre » dans De la propriété. Semper est resté à l’écart de la longue lignée de philosophie politique qui, de Rousseau à Pierre Bourdieu en passant entre bien d’autres par Marx, Engels (L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, édité en 1884) et Max Weber (dont l’étude Confucianisme et taoïsme, en 1915, s’ouvre sur la mention des « murs d’enceinte » qui inaugurent la fondation des villes chinoises), identifie le mur à la trace tangible et pétrifiée de l’exercice d’une domination et voit dans celle-ci un phénomène institué, donc arbitraire et par là susceptible d’être remis en cause, appelant ainsi un travail permanent de légitimation. S’il n’est guère de page, dans l’œuvre de Semper, qui ne puisse être lue comme une critique des hiérarchies instituées, le système de normativité qu’il entreprend de saper se situe moins à l’échelle de l’architecture dans son ensemble, ou de l’architecture dans son association avec l’urbanisation (Gnehm 2013) et la structuration des sociétés, comme c’est le cas pour toute la série d’auteurs que nous venons d’esquisser, qu’au niveau beaucoup plus précis et « micrologique » du rapport entre les matériaux architecturaux, entre les fonctions architecturales, entre les pratiques, techniques et arts dans leurs interactions, leurs antagonismes et leurs symbolisations mutuelles. Cette appétence radicale pour la différenciation, qui atteint dans certains passages du Style un degré de virtuosité vertigineux, explique peut-être le manque de curiosité de Semper à l’égard d’un type de productions philosophiques dont il partageait pourtant l’impetus critique et polémique.
fig. 9 Gaston III, comte de Foix, Chasse au sanglier, vers 1408-1410.
Collections : Aymar de Poitiers ; Bernard Clésius, évêque de Trente ; archiduc Ferdinand Ier d’Autriche, Manuscrit français 616 Folio 107 verso, Paris, Bibliothèque nationale de France.
Photo BnF. Dist. RMN-Grand Palais / image BnF.
29Qu’est-ce qu’un mur ? La haie tressée primitive ornée et polychrome et tous les décors muraux qui en sont les héritiers, chez Semper, peuvent être mis en relation avec une autre généalogie, dont il fut sans doute un des représentants les plus inventifs : celle qui, de Boas à Lévi-Strauss en passant par Mauss et Simmel, consacre l’avènement d’une approche résolument valorisante de l’institution du décor comme marque de l’élaboration sociale du biologique. Il est ainsi tout à fait possible d’établir un rapprochement entre la description de la haie primordiale chez Semper et l’analyse de la pratique sociale des peintures faciales chez Boas puis Lévi-Strauss, ces décors apposés à même les visages ou ces lignes et formes colorées peintes sur les masques des Indiens de la côte nord-ouest de l’Amérique (Kalinowski 2013). L’interprétation fameuse des peintures faciales proposée par Lévi-Strauss dans Anthropologie structurale (« Le décor est le visage, ou plutôt il le crée. C’est lui qui lui confère son être social, sa dignité humaine, sa signification spirituelle », élevant « l’individu biologique “ stupide ” » à la hauteur du « personnage social qu’il a pour mission d’incarner » [1958 : 302]) peut trouver son pendant architectural dans la lecture sempérienne du premier mur comme haie polychrome, indissociablement végétale et décorative, qui représente une tentative première pour peindre le visage du monde naturel, par le tressage. Avant Boas et Lévi-Strauss, Semper insiste sur l’importance conjointe d’une « adhérence » et d’une distorsion entre forme naturelle et décor ornemental, dont l’architecture livre, de façon beaucoup plus proliférante que les peintures faciales, d’innombrables variations. Le décor du mur polychrome, selon un terme là encore commun à Semper et à Lévi-Strauss, atteste à même la peau du monde et de ses matériaux son « être social » et « spirituel ».
Je remercie chaleureusement Caroline van Eck, Michael Gnehm, Camille Joseph, Michel Kalinowski, Frédéric Keck, Odile Nouvel, Estelle Thibault et Céline Trautmann-Waller pour leur lecture de cet article.