- 1 Le Conservatoire national des arts et métiers, établissement public français de recherche et d’ense (...)
- 2 Voir la discussion que Kjell Schmidt (2011) donne de cet argument dû initialement à Gilbert Ryle.
1Issu de journées d’études qui se sont tenues en 2014 au CNAM1, cet ouvrage collectif prend la forme de prises de position croisées entre sociologues et psychologues du travail, et fait le point sur les recherches menées en France sur le travail et l’activité. Un des intérêts de cette perspective est de remettre en jeu deux apories sur le travail. La première oppose une conception du travail qui le restreint aux activités salariées à une conception du travail tel qu’il se fait, centrée sur l’activité, et qui incorpore potentiellement toute activité récurrente visant à produire un effet sur le monde par des moyens techniques. Notons que la philosophie analytique avait identifié dès les années cinquante le caractère « polymorphique » du concept de travail ou « work »2. La plupart des auteurs de l’ouvrage s’accordent sur la nécessité de déplacer le curseur du travail salarié vers la notion plus englobante d’activité. Cet élargissement et ce déplacement semblent effectivement mieux adaptés au traitement de questions contemporaines telles que celle du statut des activités domestiques et de « care », celle du statut des contributions en ligne et du « digital labor », ou encore le problème de comment certains acteurs ou professions peuvent être systématiquement rendus invisibles — un point particulièrement repris ici par Dominique Lhuillier, p. 143, mais qui rappelle aussi l’analyse qu’en donnent Susan Leigh Star et Anselm Strauss (1999).
2La seconde aporie s’appuie sur la distinction entre « travail prescrit » et « travail réel », posée par l’ergonomie française dès les années 1970. Cette distinction s’est montrée opératoire pour déplacer une partie de la sociologie du travail, plus traditionnellement encline à se focaliser sur l’étude de rapports sociaux relativement désincarnés, vers les situations de travail concrètes. Elle a aussi permis de mettre en lumière l’intelligence et les compétences d’exécutants au travail pas aussi aliénés que les critiques du taylorisme le supposaient. L’approche par l’activité semble bien prolonger et enrichir les apports de cet intérêt nouveau pour le travail réel, en insistant sur le caractère potentiellement ouvert, créatif du travail vivant saisi désormais du point de vue de l’activité. Du côté de la sociologie, l’activité se montre porteuse d’évaluations lors des épreuves qu’elle occasionne (Bidet et Vatin, p. 25-26), créatrice de sens (Dujarier, p. 110-111), enjeu d’un travail incessant de « réusinage des normes » (Schwarz, p. 169), « travail d’organisation », dans lequel les situations de travail sont des creusets desquels émergent un milieu de travail et une organisation sans cesse reproduits (De Terssac, p. 209). Du côté de la psychologie, qui s’appuie plus directement sur les théories de l’activité issues de l’école de Vygotsky, on insiste sur la manière dont l’activité « vivante » transforme et affranchit les acteurs en prenant appui sur la situation, sur ce qui est accumulé historiquement dans les choses, et enfin sur le « déjà vécu » (Clot, p. 54 et 59). Elle actualise de manière plus ou moins nette un potentiel de développement individuel (l’affect chez Yves Clot) et collectif.
3Dans cette perspective développementale, le travail est à la fois action dans l’univers des choses, travail sur soi et reconfiguration du rapport avec les autres. Il est une activité vitale (Schwarz, p. 163-164). Les questions d’efficacité et de santé y sont inextricablement liées, la santé étant entendue comme augmentation du pouvoir d’agir (Dujarier, p. 113), ou comme capacité de régénérer celle-ci (Clot, p. 64-65) à l’opposition de la routinisation machinale et asséchante des gestes et des pratiques. Derrière « l’activité empêchée » se profile d’un côté la passivité et la frustration chez le travailleur, mais aussi à un niveau plus collectif des formes de déni et d’invisibilité (Lhuillier, p. 143). L’aliénation se joue également dans la reprise en compte de la tâche, « comme le site exquis où la domination exerce son contrôle sur le travail vivant », et où le risque est celui de la souffrance éthique, que renforce le tournant gestionnaire (Dejours, p. 87). Ce n’est pas un des moindres mérites de ces travaux que de rappeler l’importance du corps, à la fois ressource et potentiel, mais aussi corps contraint et souffrant.
4Comme on le voit, le caractère polyphonique et la richesse de cet ouvrage font de l’exigence d’en rendre compte fidèlement une gageure. Parce qu’il fait le point des recherches actuelles sur la question délicate des rapports entre activité et travail, il présente à l’évidence un immense intérêt pour des publics nombreux et différents, et je ne saurais trop en recommander la lecture. Il ouvre aussi à plusieurs formes de prolongements et dépassements possibles.
5Tout d’abord, comme le notent les organisateurs en conclusion, les auteurs partagent « un point de vue sur l’activité » (Gillet et Lénel, p. 223), mais qui est également émaillé « de multiples variations des concepts ». Je pense que pour dépasser ces variations conceptuelles, il faut ouvrir la boîte noire des méthodes empiriques. Les psychologues semblent plus que les sociologues revendiquer un investissement dans le développement de méthodes spécifiques (je pense par exemple au rôle que la clinique de l’activité fait jouer aux entretiens d’auto-confrontation). Mais si Yves Schwarz « voit un fantasme à prétendre disposer de “méthodes” » (Schwarz, p. 181), il convient aussi d’écouter Anni Borzeix, qui rapporte comme structurante sa rencontre, dans les années 1980, avec des ergonomes plus équipés que les sociologues (Borzeix, p. 38), et qui réaffirme très clairement l’importance des méthodes et du souci de celles-ci. D’autre part il semble aussi émerger de cet ouvrage un intérêt particulier pour l’emploi de méthodes empiriques interventionnistes non seulement chez les psychologues, mais également chez les sociologues (Gillet et Lénel, 247). On peut quand même juger que, au-delà d’un consensus général sur « le point de vue de l’activité », les auteurs utilisent des méthodes très différentes, et voient donc chacun des choses assez différentes dans le travail et l’activité.
6On peut ensuite remarquer que les auteurs insistent sur le fait qu’une partie des ajustements constitutifs de l’activité vivante est orientée vers les détails concrets des situations de travail, situations qui opèrent à la fois comme ressource et comme produit de l’activité en mouvement. Il est à cet égard frappant que malgré des allusions éparses, les traditions de recherche qui se sont posé la question de l’observation et l’analyse des activités en train de se faire — ethnométhodologie et analyse de conversation, action située et « Workplace Studies », Computer-Supported Cooperative Work (CSCW) et cognition distribuée — ne soient pratiquement pas convoquées dans l’ouvrage. On reste dans une perspective plutôt française, et peut-être encore un peu hésitante quant à la question de comment observer et analyser ce qui se produit dans les situations concrètes.
7Une question me semble faire particulièrement symptôme, celle du langage. Elle est invoquée soit par des appels explicites à s’y intéresser, soit de manière implicite, via le recours à des méthodes empiriques qui reposent sur le dialogue, comme les méthodes d’auto-confrontation. La référence au langage porte aussi sur des aspects très différents de celui-ci. Ici prime un intérêt pour les évaluations, les récits et les représentations (Bidet et Vatin, p. 26 ; Dujarier, p. 105), et là elle prend plutôt la forme d’une forte injonction à s’intéresser aux interactions au travail (Borzeix, p. 39-40). On peut penser que cet intérêt reste encore trop timide, malgré le caractère novateur et la fécondité du réseau Langage et Travail que co-animèrent Anni Borzeix, Josiane Boutet et Béatrice Fraenkel dans les années 1990. Il faut sans doute en trouver des raisons dans le relatif désintérêt de la sociologie pour la prise en compte du langage en interaction, redoublé dans ce cas spécifique par un intérêt originel de la sociologie du travail pour le travail à la chaîne, auquel le système taylorien prescrivait justement de rester muet (Boutet, 2001). Or il n’est pas possible de prétendre redonner une importance aux situations concrètes de travail sans prendre en compte ni se donner les moyens d’analyser les interactions langagières qui en sont un élément constitutif. L’ouvrage semble hésiter sur le seuil d’un tournant linguistique qui constituerait une avancée significative. C’est aussi tout le mérite de ce petit ouvrage très riche que d’offrir autant de rebonds féconds.