1Émergeant de la littérature en sciences sociales de ces dernières décennies, par exemple au travers des travaux de Giandomenico Majone (1994, 1997), Michael Moran (2004) et Roger King (2007), la figure de l’État régulateur a permis de penser le renouvellement de l’intervention économique de l’État : l’État régulateur façonne les règles de la concurrence au lieu d’intervenir directement dans l’économie et est doté de modalités d’action spécifiques. Il prend en particulier appui sur des agences de régulation et une expertise privée. Ces agences, indépendantes par leur statut, agissent au nom de l’État pour prendre des décisions réglementaires et disposent de pouvoirs d’autorisation et de sanction. L’expertise privée renvoie quant à elle habituellement à différents métiers du conseil : banque d’affaires, droit des affaires, conseil en stratégie, audit… Le livre de Pierre France et Antoine Vauchez, Sphères publiques, intérêts privés. Enquête sur un grand brouillage, contribue aux recherches portant sur les nouvelles formes d’action de l’État qui accompagnent l’essor de l’État régulateur, en proposant une analyse du renouvellement des relations entre acteurs publics et privés. Les auteurs soutiennent la thèse d’un brouillage croissant des frontières entre ce qui relèverait du privé et du public. De ce brouillage serait symptomatique une circulation accrue — et préoccupante selon les auteurs — des élites entre administrations publiques et entreprises privées. Pour penser les possibilités d’endiguer cette circulation, P. France et A. Vauchez entendent mettre au jour les ressorts de ce « grand brouillage ». Ils identifient l’émergence d’un « espace intermédiaire » entre les secteurs public et privé, qui fournirait aux dirigeants et dirigeantes du public un accès au secteur privé. Au sein de cet espace, les agences de régulation et les métiers du conseil joueraient un rôle central pour orienter la conduite régulatrice de l’État dans le sens d’intérêts privés. Les auteurs entreprennent d’analyser cet espace, d’en retracer la constitution, de mettre au jour les réseaux d’actrices et d’acteurs et les trajectoires en son sein, afin d’en esquisser des pistes de réappropriation citoyenne et d’enrichir notre compréhension des transformations de l’action publique.
2P. France et A. Vauchez revendiquent une « approche par le droit » pour mener à bien leur recherche. Offrant une perspective transversale sur l’intervention publique dans l’économie, le droit est consubstantiellement lié à l’État. L’étude des transformations de la discipline et des professions juridiques doit donc permettre de saisir de façon inédite l’enchevêtrement nouveau entre secteurs public et privé. Les auteurs choisissent de porter leur attention sur les avocats et avocates d’affaires qui, selon eux, occupent une place de choix au sein de l’espace intermédiaire. Non seulement ces professions seraient parvenues à rendre leur expertise indispensable auprès d’élites dirigeantes soucieuses de légitimer les décisions prises dans un contexte de grande incertitude, mais elles accueilleraient aussi des dirigeants et dirigeantes politiques et des hauts fonctionnaires en quête de changements de carrière. Cette approche par le droit est articulée à l’emploi de méthodologies différentes selon les chapitres de l’ouvrage, lesquelles font le plus souvent l’objet d’une présentation succincte. Il apparaît que l’analyse des auteurs se nourrit d’une collecte de documents divers — rapports administratifs, articles de journaux… —, de données quantifiées sur les trajectoires des hauts fonctionnaires et d’entretiens auprès de dirigeants et dirigeantes ayant acquis une expérience au sein des cabinets juridiques et de la haute fonction publique.
3Le livre Sphères publiques, intérêts privés améliore de plusieurs façons notre compréhension du renouvellement de l’action étatique. Il démontre que ce renouvellement s’est opéré en symbiose avec des évolutions du secteur marchand et en particulier de la profession d’avocat. L’ouvrage retrace ainsi l’émergence d’un barreau d’affaires francilien pour qui l’État régulateur serait une aubaine, car il permettrait le développement d’activités de conseil lucratives et influentes : expertise en droit de la concurrence, activités de lobbying, appui dans la négociation de transactions… Les cabinets interviennent auprès de l’administration, des agences de régulation et des entreprises, dans les négociations relatives à la définition des règles du jeu concurrentiel ou bien pour aider à façonner de nouvelles formes organisationnelles hybrides, comme les partenariats public-privé. L’ouvrage démontre que ces cabinets constituent une destination de prédilection pour une élite régulatrice, composée de personnels politico-administratifs circulant entre l’administration centrale de l’État, les agences de régulation et les métiers du conseil. P. France et A. Vauchez présentent ensuite des éléments à l’origine de la stabilisation de cet espace intermédiaire. Ils identifient les arènes — clubs, colloques, conférences — rendant possible la définition de principes communs aux actrices et acteurs de cet espace. Ils soulignent encore pour la France la contribution du Conseil d’État à la pérennisation de cet espace, un arrêt de 1971 affirmant que la défense de l’intérêt général peut être assurée par la poursuite d’intérêts privés. Au niveau européen, il faut compter avec l’émergence d’une doctrine juridico-économique favorable au libre jeu de la concurrence et à l’adoption de formes organisationnelles hybrides. Enfin, le livre dénonce l’opacité de cet espace intermédiaire, pour le moment soustrait à tout contrôle démocratique, et en propose des modalités de réappropriation citoyenne.
4L’ouvrage de Pierre France et Antoine Vauchez réussit à retenir notre intérêt. D’une part, l’approche par le droit paraît complémentaire des travaux qui étudient les transformations de l’action publique sous d’autres angles — comme celui des instruments de gestion et de la comptabilité. On peut regretter une perspective teintée de positivisme, peut-être attribuable à l’approche juridique. La démonstration de l’ouvrage repose ainsi sur une dichotomie claire entre secteur public et privé, qui aurait préexisté au grand brouillage, mais dont on peut douter qu’elle ait un jour existé avec cette pureté originelle. D’autre part, l’ouvrage nous convainc de la pertinence scientifique et citoyenne de la mise au jour d’un espace intermédiaire où se joue la définition des règles du jeu économique et où se manifeste l’emprise d’intérêts privés. Le livre invite à poursuivre les investigations, notamment en direction des métiers du conseil. Les auteurs traitent en effet indistinctement de ceux-ci, à travers l’étude du barreau d’affaires francilien. Or, ces métiers rassemblent des actrices et des acteurs inscrits dans des champs professionnels distincts — de la banque d’affaires, du conseil en stratégie, de l’audit essentiellement — qui participent aux activités régulatrices. Il semblerait donc intéressant d’enrichir les connaissances par une appréhension plus fine des diverses logiques professionnelles et des recompositions à l’œuvre dans ces différents métiers.