Cet entretien a été réalisé avant l’élection d’Emmanuel Macron. Nous le republions à l’occasion de la publication du gouvernement Philippe dans lequel Mounir Mahjoubi a été nommé.
« Vous voyez des députés Internet derrière moi ? Ils sont en chair et en os ! » s’était esclaffé Emmanuel Macron dans L’Emission Politique de France 2, en taclant, l’air de rien, François Fillon qui avait nommé les candidats à la députation d’En Marche ! des « députés Internet » — comme s’il s’agissait d’un défaut.
Face à David Pujadas et Léa Salamé qui l’interrogeaient sur sa capacité à trouver une majorité à l’Assemblée Nationale s’il est élu en mai, le président de la République ne se démonte pas et profite de l’occasion pour dévoiler les premiers noms qui figureront en juin sur les bulletins de vote du mouvement pour les législatives. Parmi ceux-ci, un agriculteur, une entrepreneuse, une avocate ou encore l’ex-directeur du RAID, mais aussi Mounir Mahjoubi, ancien président de Conseil National du Numérique.
Connu pour son positionnement à gauche depuis longtemps, de Ségolène Royal à François Hollande, le jeune entrepreneur de La Ruche qui dit Oui, avait pourtant finit par quitter le CNNum pour rejoindre Emmanuel Macron en janvier 2017. Opposé au gouvernement sur de nombreux sujets, du fichier TES en passant par la transformation numérique des TPE et PME, cet ancien soutien du Président avait alors choisi la rupture, à l’instar d’Emmanuel Macron lui-même, pour porter un projet numérique « plus tranchant » auprès d’En Marche !
Mais dans quelle mesure se nourrit-il de ses engagements et combats passés pour soutenir M. Macron ? En passant du CNNum et sa posture consultative à l’engagement politique pour obtenir des responsabilités sur les politiques menées, M. Mahjoubi change de monde, héritant en plus du poste de Secrétaire d’état au Numérique.
Comment s’articule l’engagement d’un homme dans la société civile à un engagement politique ? Fort éloquent et très critique sur des sujets comme la confidentialité, le fichier TES du gouvernement ou encore le Privacy Shield par le passé, peut il faire en sorte que ses convictions soient solubles à un projet comme celui d’Emmanuel Macron ? Interview.
Fichier TES, symbole de « l’incompétence » française
Nous n’avons pas entendu M. Macron s’exprimer sur le fichier TES alors qu’à deux reprises, par la voix du CNNum, vous l’avez lourdement critiqué. Pouvez vous aujourd’hui expliquer la positon d’En Marche ! sur le sujet ?
Il n’y aujourd’hui pas de débat dans la campagne présidentielle à ce sujet : je dirai que ce n’est pas le sujet le plus attendu des Français durant une campagne, malheureusement. Certains, dans le débat actuel, apparaissent comme plus urgent à trancher, à expliquer et à financer, c’est de ceux-ci dont notre campagne parle en premier lieu.
Toutefois, dans les éléments du programme pour le numérique que nous avons lancé vous pouvez déjà voir plusieurs éléments qui vont permettre de résoudre les problèmes rencontrés à la création du fichier TES.
Personnellement, à la fin du diagnostic sur le fichier [ndlr : diagnostic mené par le CNNum et les Français volontaires] le plus gros problème qui m’est apparu, c’est l’incompétence, le manque de transparence, l’absence de dialogue et les graves lacunes en matière de gouvernance. En gros, c’est un projet qui du début à la fin n’a pas été traité par les meilleurs experts possibles du côté de l’État.
Ce que nous avions donc proposé dans le rapport du CNNum, et qui était alors la recommandation la plus importante — plus importante encore que le retrait du fichier — est d’imposer une nouvelle gouvernance des choix technologiques de l’État.
Sans mettre en place une gouvernance experte des choix numériques, l’État ne peut tout simplement pas mettre en place un super-méga-fichier, la future carte d’identité numérique, le futur vote en ligne ou encore l’objectif de dématérialiser 100 % des démarches administratives comme nous le proposons. Une nouvelle gouvernance qui doit inclure à la fois des fonctionnaires de l’État tout en s’ouvrant à des conseils et des experts externes qui doivent permettre d’orienter ces choix.
Donc vous ne pourrez pas revenir sur le fichier TES, même mal conçu ?
Alors certes, le fichier TES, c’est fait, mais si vous regardez ce que nous proposons sur l’administration numérique en ligne et le vote, nous allons forcément devoir revenir sur l’authentification et l’identification numérique. Donc ça veut dire que nous allons revenir complètement sur les titres d’identité sécurisés. En fait c’est absolument nécessaire, nous ne pourrons pas avancer sur nos engagements en matière de numérisation de l’État sans revoir cette question qui a été mal traitée.
nous allons forcément devoir revenir sur l’authentification et l’identification numérique
Et nous, nous avons un budget. Je veux vraiment le souligner car lorsqu’on porte l’engagement d’investir 5 milliard d’euros dans la transition numérique, la question d’une bonne gouvernance est primordiale. La somme est importante, mais ne sera pas mal dépensée, comme l’a pu faire le gouvernement actuel, que ce soit avec Louvois [ndlr : le désastreux logiciel de la défense en charge du paiement des militaires], le fichier TES etc.
Que je sois proche du gouvernement ou en résistance, ce qui m’a le plus outré et choqué dans la mandature écoulée, cela a été de voir le mélange d’incompétence — pas forcément malveillante — et de certitudes du passé — ce qui va souvent bien avec l’incompétence.
Revenir sur l’identification numérique, ce serait adopter une proposition du CNNum ? La carte à puce par exemple ?
Vous savez quand j’étais au CNNum, nous n’avions pas tous les éléments en main, donc nous pouvons difficilement imposer des choix, néanmoins nous pouvions éclairer les choix faits. Or sur l’identification et l’authentification, nous avions proposé plusieurs scénarios. Nous ne savions pas lequel il fallait absolument mettre en place : toutefois, nous avions des éléments qui auraient pu être pris en compte par l’exécutif.
La carte à puce par exemple : à aucun moment l’option n’a été retenue alors même que le refus qui nous a été opposé sur ce scénario n’a pas été ni très renseigné, ni très documenté. Mais même sur d’autres options qui existent, aucune n’a été vraiment explorée par l’exécutif.
Au même moment, au CNNum, nous explorions justement ces alternatives et parvenions à des solutions. Ne me dites pas que ce qui fut possible à l’échelle du CNNum (explorer, trouver des alternatives, assurer de meilleures solutions, malgré le peu de moyens) ne serait pas à portée de main de l’État qui a les moyens pour aller encore plus loin dans une solution.
De Hollande à Macron, quelles différences pour le numérique ?
Vous avez soutenu François Hollande en 2012. Quel bilan tirez-vous du Président numérique qu’il a été ?
Il y a un sujet sur lequel nous avons été bons durant cette mandature : la mise en avant des startups et de l’économie numérique auprès des Français et à l’international. Cela a débuté sous Nicolas Sarkozy, mais M. Hollande avec Mme Pellerin puis Axelle Lemaire l’ont amené à un autre niveau. Aujourd’hui tout le monde comprend que c’est potentiellement le futur de nos emplois et de notre valeur dans l’économie mondiale. Sur ce sujet, j’ai l’impression que nous avons réussi.
Sur le déploiement du haut débit en revanche, nous avions de très bonnes ambitions, de l’argent, mais nous avons manqué d’une vraie gouvernance et de stratégie. Nous n’avons pas su, avec les opérateurs, aller à la bonne vitesse. C’est donc pour ça que dans le programme porté par Emmanuel Macron, nous avons appris de ces échecs : nous sommes donc plus durs avec les opérateurs.
Après, en dehors de ces deux réussites, en demi teinte, il y a eu de gros échecs. Les trois sujets que nous avons porté au CNNum durant les derniers années du mandat étaient urgents et pourtant méprisés. Mais sur ces trois sujets, rien n’a été fait.
Le premier sujet qui nous semble inévitable est celui de la transition numérique des TPE/PME : rien n’aura été fait durant ces cinq ans et nous avons même reculé selon les classements européens en matière de connexion des entreprises. Or, on parle de 49 % des emplois des territoires qui sont assurés par l’économie dite traditionnelle. Si cette dernière se retrouve à la rue à cause d’une transition ratée, la responsabilité politique de ceux qui n’ont rien fait en sera entachée. Voilà pourquoi c’est un des axes prioritaires de notre programme numérique avec M. Macron.
Le second, cela a été l’enseignement supérieur. Nous avons travaillé avec le ministère durant de longs mois pour transformer l’université, et Thierry Mandon, trois mois avant de partir, annonce que l’Université n’a pas les moyens de sa transformation et qu’il faudra un engagement réel du prochain Président. La déception était immense car le travail fourni avait été particulièrement intéressant et ambitieux, mais avec un arbitrage de 4 millions d’euros pour toutes les universités françaises que voulez-vous faire ? Par campus, ça fait 10 000 € : rien n’est possible dans ces conditions.
Enfin, le dernier sujet sur lequel le gouvernement a échoué, et gravement, c’est sur l’inclusion des plus exclus du numérique. Axelle Lemaire a beau s’être battue pour, à la fin, tout ce que nous avons obtenu, c’est une structure juridique capable d’émettre des chèques numériques pour faire de la médiation auprès des exclus, le tout avec un budget de 400 000 €. On parle donc d’un million de Français ne disposant pas d’un accès au numérique décent, et l’État investit donc à peine 30 centimes par personne. C’est un échec colossal sur un sujet majeur.
En quoi Emmanuel Macron pourrait réussir là où François Hollande a échoué ?
Soyons clairs : la question du budget est prioritaire. Emmanuel Macron explique partout préparer une enveloppe de 50 milliards d’euros d’investissements. Pour cette somme, il donne un détail des investissements : 5 milliards sont pour le numérique.
Or, cela peut paraître surprenant, mais en 2012, nous n’avions pas réussi à imposer un chiffrage des investissements dans le numérique. Le sujet préféré à l’époque était l’industrie, la campagne tournait autour de ce sujet sans jamais qu’on ne parvienne à lier le numérique à la problématique. De fait, tous les investissements qui ont été faits par la suite ont été des variables d’ajustement.
Ensuite, l’autre sujet est la méthode. Aujourd’hui, et nous l’avons remarqué lors des différents sujets abordés durant le quinquennat, l’État manque d’experts et de personnes compétentes pour assurer sa transition numérique.
Cela vient principalement d’un problème à l’embauche. Aujourd’hui, un expert venant du privé sera nécessairement désavantagé face à un haut fonctionnaire, même si ce dernier est objectivement moins compétent. Nous voulons changer cela, nous voulons embaucher des fonctionnaires compétents, venant d’horizons divers.
Mais pour attirer vers la fonction publique des personnes aujourd’hui dans le privé, il faut revoir également ce que l’État propose comme perspective. Sur les territoires comme à l’échelle de l’État, les offres d’emploi qui sont réalisées par les administrations sont terribles et formulées comme dans les années 1980. On cherche au mieux des informaticiens. Ce n’est pas comme ça que l’on va donner envie aux meilleurs ingénieurs français de s’investir dans un projet pour la France. Une offre d’emploi nommée « transformation du service publique de santé », avec un cap, une méthode et une mission, c’est nettement plus motivant qu’informaticien. Et plus juste.
En somme, les trajectoires de carrière au sein de l’État doivent être repensées pour les experts du numérique afin de toucher des personnalités de haut niveau qui s’engageront sur une durée qui leur convient dans un projet de réforme. Il est normal que les experts informatiques français puissent participer à des missions d’État et revenir dans le privé et inversement. Et ces experts que nous embaucherons pourront, à la fin du mandat, dire : voilà, j’ai réalisé le vote électronique en France. Ça donne de la valeur à leur action et nous avons besoin d’eux.
Emmanuel Macron écrit clairement dans son programme vouloir renégocier dès son accession au pouvoir le Privacy Shield avec les États-Unis. N’est-ce pas illusoire de promettre cette renégociation alors que Washington semble plus que jamais sourd ?
Lorsque nous clarifions notre volonté d’une renégociation rapide du Privacy Shield, effectivement, nous remettons de la tension dans un rapport de force qui jusque-là nous a échappé. Car vous parlez des attaques de Trump sur le sujet, qui ciblent les Européens. Mais quelle réponse l’Europe et la France ont-elles eu ? La seule alternative à une renégociation serait de passer sous silence les graves déséquilibres introduits par Washington et donc de laisser faire.
les données de centaines de millions d’Européens stockées aux États-Unis ne peuvent pas dépendre des mouvements d’humeur de M. Trump
Vous êtes un des rares médias à en avoir parlé, mais lorsque dès les premiers jours de la mandature, Trump remettait en cause les données des étrangers stockées aux États-Unis, nous avons tous fait tilt. Le respect de nos données était tout simplement en train d’être détruit par une signature du Président américain. Que s’est-il passé ensuite ?
Les ambassadeurs et diplomates sont venus nous expliquer que nous avions mal compris et que nos droits n’étaient pas remis en cause. Vous vous rendez bien compte que les données de centaines de millions d’Européens stockées aux États-Unis ne peuvent pas dépendre des mouvements d’humeur de M. Trump.
La seule solution est d’affirmer une tension sur cet accord. La temporalité sera avec nous, car les Européens sont également en demande d’un réinvestissement sur ce dossier. Et c’est toute la différence par rapport à la situation connue il y a 5 ans quand les négociateurs de l’Union n’avaient pas forcément en tête l’importance du sujet et les nations n’étaient pas particulièrement investies non plus. Du côté américain, les diplomates étaient très motivés par les géants du web qui leur demandaient des résultats qui auraient un poids économique sur leur activité.
Propos recueillis par Corentin Durand.
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