« Ça a été un moment surréaliste, extatique ! » Celui qui s’émerveille ainsi s’appelle Lihong Wang. Professeur au célèbre California Institute of Technology ou Caltech, il s’est toujours passionné pour la lumière, que son groupe de recherche manipule dans le vide, dans la matière et même dans le corps humain pour des applications médicales. Il a de nombreux faits d’armes à son actif, mais son exploit peut-être le plus vertigineux a eu lieu en 2014. Cette année-là, il parvient à concevoir avec deux jeunes collègues la caméra de tous les records.
Son principe repose à peu près sur la même astuce que les caméras à miroir rotatif ayant filmé les premières bombes atomiques. Au lieu de tenter de faire défiler un négatif, la caméra va plutôt envoyer les images prises l’une après l’autre à différents endroits d’un capteur. L’image elle-même est capturée avec un simple objectif, rien que de très banal. Ensuite, et c’est là toute l’originalité, elle est transformée en électricité. Chacun des grains de lumière qui la constituent est converti en une petite avalanche d’électrons. La caméra à balayage, plus connue des habitués sous ce nom américain, la « streak camera », va utiliser une tension électrique de quelques volts à peine pour dévier les électrons vers le haut. L’image filmée se retrouve ainsi au sommet du capteur. Puis la tension est brutalement réduite. Forcément, l’image arrive plus bas, puis plus bas, et plus bas encore. Les images se retrouvent l’une après l’autre étalées verticalement sur tout le capteur. Reste à les séparer et à les réordonner pour obtenir un film, comme Muybridge l’avait fait un siècle plus tôt. La tension électrique règle le rythme.
Dans cette caméra ultrarapide, l’image est envoyée sur des petits miroirs puis sur un détecteur qui transforme les photons en électrons.
Attention cependant, si l’on va trop vite, les images finissent par se recouvrir et le film devient complètement flou. C’est là que Wang et ses acolytes ont une idée. Ils décident de coder les images en leur ajoutant quelques petites taches noires façon QR code, grâce à des micro-miroirs astucieusement positionnés. À partir du film tout flou qu’ils récupèrent, il leur suffit de faire… des maths. En repérant les taches noires, ils parviennent à calculer comment retraiter les images pour obtenir un film net, et ce quelle que soit la vitesse ! Grâce à cette astuce, la valeur inouïe de cent milliards d’images par seconde est atteinte, oui, un cliché tous les centièmes de nanoseconde !
À mesure que la tension du détecteur diminue, l’image se décale vers le bas. De proche en proche, on peut ainsi capter et décomposer un mouvement.
Filmer la lumière…
Alors, que filme-t-on avec ça ? La réponse est simple : rien. Rien ne va suffisamment vite. À un tel rythme, tout semble parfaitement immobile… tout sauf la lumière, le seul phénomène assez rapide à notre échelle pour la voir bouger.
Soit, allons-y, filmons la lumière, se dit Wang. Il envoie une petite bouffée de lumière rouge à l’aide d’un laser à impulsions. Puis il prend des blocs de glace, qu’il fait s’évaporer de façon à matérialiser le passage du laser. Et là, sous les yeux ébahis de la petite équipe, la vidéo ainsi captée affiche une petite bouffée rouge qui avance vers un miroir, rebondit, et repart dans l’autre sens, à trois cent mille kilomètres par seconde. Wang se souvient : « On n’aurait jamais pensé cela possible. Pour la première fois, des humains étaient capables de voir la lumière se propager dans l’espace en temps réel ! », un vieux fantasme qui avait déjà habité Galilée en son temps…
Le physicien du Caltech ne s’arrête pas là et décide de mettre à l’épreuve cette bonne vieille optique géométrique qu’on lui avait enseignée au lycée, à commencer par les lois de Snell-Descartes. Ces lois décrivent comment la lumière est déviée quand elle passe d’un milieu à un autre. La preuve, observez votre jambe dans une baignoire, vous la verrez clairement déformée, l’eau déviant la lumière avant qu’elle n’arrive à votre œil. Plutôt qu’une baignoire, Wang choisit un bout de résine transparente qu’il place sur le trajet du rayon laser. Comme prévu, la lumière est déviée, et comme prévu, elle avance plus lentement, autre loi bien connue de l’électromagnétisme. Dernier petit plaisir, les chercheurs envoient le laser dans une substance fluorescente. Une belle tache rouge fluo apparaît pour s’éteindre presque aussitôt, en quelques dizaines de picosecondes seulement. Bref, toutes les lois sont bien vérifiées, mais le fait de les voir en direct pour la première fois fait chaud au cœur. […]
Un nouveau monde au ralenti
L’équipe du Caltech ne s’est pas contentée d’utiliser sa caméra pour filmer la lumière. Elle l’a aussi utilisée pour observer notre cerveau fonctionner. J’exagère à peine, jugez plutôt. Quand vous tenez votre smartphone ou votre ordinateur en ce moment, la sensation du toucher est transmise à votre cerveau par votre système nerveux grâce à de petits signaux électriques. Ces signaux voyagent le long d’axones, des sortes de prolongement des neurones qui assureront la communication entre ces derniers via les synapses. Ils ne mesurent chacun que quelques dizaines de micromètres de diamètre et les potentiels électriques y circulent à grande vitesse. L’équipe de Wang est cependant parvenue à les filmer et voir pour la première fois le courant s’y propager en direct, à plus de cent mètres par seconde.
Dernier progrès en date, Wang a légèrement modifié sa « streak camera » en recourant à des impulsions laser plus seulement rouges mais de toutes les couleurs. Il s’est ensuite débrouillé pour que chaque couleur arrive à un moment différent sur l’écran. En fin de parcours, un instrument optique, le réseau de diffraction, les sépare horizontalement : le rouge part vers la gauche, le bleu vers la droite, etc. Cette séparation s’ajoute à celle le long de la verticale. Le film des événements s’étale maintenant dans tous les sens, un vrai casse-tête pour reconstruire la scène. Mais les chercheurs y sont parvenus, ce qui leur a permis de filmer encore plus vite, et pas qu’un peu : la nouvelle caméra enregistre plus de deux cent mille milliards d’images par seconde, record toutes catégories. Muybridge semble un brin dépassé…
La « streak camera » du Caltech n’est pas la seule en son genre tant elle participe à un vaste mouvement dans le champ de l’optique. Ces dernières années, les inventions et les progrès se sont formidablement accélérés. De nouveaux outils de visualisation, qu’on pensait impossibles, sont développés à un rythme constant. Cette série de succès vient de la conjonction de trois facteurs clés : l’apparition de nouveaux lasers à impulsions ultrarapides, l’invention de détecteurs toujours plus performants, et l’émergence de traitements mathématiques des images innovants.
Chacun y va de son invention : codage par la fréquence, détecteurs à photon unique, caméras à un pixel, holographie quantique… […] On peut enfin suivre, à la picoseconde près, la propagation des ondes de choc lors d’explosions, d’étranges vagues scélérates en optique, ou même des réactions chimiques en « live ». Nous vivons peut-être l’âge d’or de l’imagerie. […]
Justement, quels sont les progrès à venir ? Maintenant qu’on sait voir les phénomènes les plus rapides, ou les plus cachés, quelles prouesses inédites espérer ? Toujours plus rapides, toujours plus précis semblent être les maîtres mots.
Certains rêvent de filmer un jour la structure même de la lumière, non plus juste voir le rayon du laser avance, mais l’onde électromagnétique qui le compose oscille en direct. Un autre horizon prometteur est à chercher du côté de la quantique. Depuis quelques années, les chercheurs parviennent à tirer profit du caractère quantique des photons pour obtenir de meilleures images. Par exemple, on arrive à concevoir des microscopes qui visualisent la matière avec une résolution exceptionnelle en utilisant des paires de photons intriqués, ou à filmer un objet sans le regarder…
De l’optique de pointe, de l’électronique de pointe, des algorithmes de pointe, un peu de quantique pour assaisonner le tout, voilà désormais le cocktail gagnant pour filmer l’invisible et ses mouvements !
Julien Bobroff, Physicien, Professeur des Universités, Université Paris-Saclay
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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