Bon, il faut quand même le reconnaître : « il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark », pour reprendre la célèbre réplique dans Hamlet, la tragédie de Shakespeare. Remplacez Danemark par France, Europe, monde, etc. Il y a une détresse contemporaine à laquelle nous ne voulons ou ne savons pas répondre. Parce que la détresse exprime la peur de soi devant le réel, et que toute fracture, toute division, toute désillusion, toute incompréhension semble nous convoquer à une responsabilité littéralement intenable.

Les déséquilibres démographiques croissants, les inégalités et les désordres géopolitiques du monde, les menaces écologiques et leur lot de catastrophes à répétition, les avancées foudroyantes de la science et de la technologie, sont telles que nous avons le sentiment de vivre sous une accusation générale. Le réel nous échappe ou creuse sous nos pas des gouffres vertigineux. Le monde autour de nous paraît se décomposer, les liens se déliter. Nous avons atteint (et cela n’est pas sans comparaison non plus avec la pièce de Shakespeare déjà citée) un stade grotesque de notre monde, à la fois sans ordre apparent, puissamment ridicule et effrayant, cédant à toutes les crédulités imaginables sans voir qu’elles ont la capacité d’enfanter des monstres. Avec pour corollaire un autoritarisme qui se développe partout.

« The time is out of joint », s’exclame Hamlet : le temps est désarticulé, désajusté. « Sorti de ses gonds », selon l’élégante traduction du poète Yves Bonnefoy. Gide allait jusqu’à traduire : « Notre époque est déshonorée ». Oui, il est bien question d’honneur ici. Ma mission, dit Hamlet, est « de réparer (remettre droit) » ce monde désarticulé. Nous y sommes. Dans cette disjointure du temps, du monde (le nôtre), nous sommes les héritiers de Shakespeare. Nous devons veiller à ce que notre monde pourrissant ne libère pas des chimères effroyables. Qu’elles soient technologiques, éthiques, économiques, ou politiques. Nous devons tenir droits sur des chemins obscurs, quitte à passer pour des fous. Et c’est à chacun d’entre nous, petits ou grands, de prendre une part, même infime en apparence, de responsabilité. Notre honneur : ne pas céder à la peur et à la détestation. Notre honneur : croire, avec doute et conscience, et non pas aveuglément, à ce qui nous fait grandir ensemble - le soin apporté au monde, au vivant - et nous sentir chacun responsable de tous, et tous de chacun. Notre honneur : opposer à la violence, comme à la parole unique et close, la discussion critique, et chercher inlassablement des accords imparfaits nécessairement, fragiles, ouverts, mais sur lesquels bâtir humblement une reconnaissance commune.

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Et, en tant que chrétiens, je dirais que nous avons le devoir de reconnaître nos fautes. Et de cette reconnaissance, de cette confession, non pas tirer une complaisante culpabilité, mais proposer une brèche dans le contexte mortifère de notre époque. Hamlet simule la folie pour mieux faire apparaître la folie dévastatrice du désordre du monde. Notre folie, opposée au désordre cruel du monde, est sagesse (Paul). Il y aura toujours un ou deux témoins pour nous inviter à tourner le dos à la haine et à l’abandon. Pour rejointer les existences dispersées, les vies blessées. Et remettre d’aplomb le temps commun.