La Croix : À la veille de cette présidentielle, un pays retient particulièrement son souffle : c’est l’Ukraine. Comment analysez-vous l’attitude de Washington dans ce dossier ?

François Heisbourg : Depuis le début de cette crise, les Américains se substituent à Vladimir Poutine pour tracer les lignes rouges. Dès lors, les Russes engrangent et en rajoutent, notamment sur le plan de la menace nucléaire. Pourtant, fondamentalement, il n’y a pas du côté russe de changement majeur de doctrine : depuis la chute de l’URSS, Moscou est dans une logique de la dissuasion classique, celle du faible au fort, avec l’abandon du non-emploi en premier. En clair : le nucléaire peut être une réponse au non-nucléaire. C’est d’ailleurs le cas aussi de la doctrine de l’Otan et de la doctrine française.

Côté américain, les deux personnes qui font la politique des États-Unis dans ce dossier sont Joe Biden et son conseiller à la sécurité nationale, Jake Sullivan. Or ce dernier n’a pas connu la période de la guerre froide, dont il n’a pas la mémoire, l’inverse de Biden qui a été socialisé à cette époque. Sauf qu’il perd la mémoire, et a oublié d’intégrer les leçons de la guerre froide. Au-delà de cette question de personne, les États-Unis sont fondamentalement lassés de porter le fardeau de l’empire.

S’agit-il d’une évolution récente ?

F. H. : Cela a commencé sous Barack Obama. En Libye, en 2011, alors que les États-Unis avaient adopté la résolution de l’ONU autorisant une intervention, le président américain sort son pays de la première ligne et laisse les Européens poursuivre l’opération à travers les moyens de l’Otan. La même année, lors d’un discours à Canberra, Obama évoque le « pivot vers l’Asie » : désormais, la priorité pour l’Amérique, c’est la région Asie-Pacifique. Enfin, en 2013, les Américains renoncent à intervenir en Syrie.

Deuxième étape : la présidentielle de 2020. Les deux candidats – Trump et Biden – disent qu’ils vont mettre fin aux forever wars en Irak et en Afghanistan. On pointe la plupart du temps les différences entre les candidats républicain et démocrate, mais il y a aussi de forts éléments de continuité. C’est Trump qui fait affaire avec les talibans, mais c’est Biden qui remplit le contrat en quittant l’Afghanistan.

Sur le plan économique, l’Amérique, qu’elle soit républicaine ou démocrate, est devenue protectionniste. J’ajoute un troisième élément de continuité : la priorité donnée à la zone qu’on appelle désormais l’Indo-Pacifique. L’objectif, c’est de contrer la montée en puissance de la Chine. Le consensus sur ce point est total au sein de la société américaine, par ailleurs divisée sur tout le reste.

Une possible victoire de Kamala Harris le 5 novembre est-elle plus rassurante pour les Européens, du point de vue géopolitique ?

F. H. : On aurait tort de pousser un « ouf » de soulagement et de retourner à notre train-train stratégique. On ne renouera pas avec les soixante-dix années précédentes. C’est fini ! Ce n’est plus le même monde. Or quand on voit le désordre qui règne chez les Européens, il y a de quoi être inquiet. Le spectre qui hante l’Europe est le suivant : les Russes reviennent, et les Américains s’en vont.

Il est clair que les Américains ne vont pas pouvoir maintenir leur présence et leur effort militaire en Europe au niveau où ils sont aujourd’hui. Les États-Unis peuvent très bien devenir un partenaire dormant de l’Otan. Pas besoin de sortir de l’Alliance pour ne plus être le leader et ne plus tenir le parapluie de son article 5 (2). La solution, dans ce cas de figure, serait d’européaniser l’Otan : les actifs de l’Alliance deviendraient à dominante européenne. L’exemple de l’intervention en Libye est parlant : il a montré que l’Otan peut être mise au service d’une opération militaire sans inspiration directe des États-Unis.

Que pensez-vous de la posture américaine au Proche-Orient ?

F. H. : Comme je le disais auparavant, la position américaine depuis Obama est de ne plus ouvrir de nouveau front militaire, de ne plus s’engager dans une forever war. Mais cela ne veut pas dire que les Américains abandonnent Israël. Le Proche-Orient est devenu un sujet de politique intérieure aux États-Unis. Dans le Michigan, un swing state, cela va se jouer à un nombre de voix inférieur au nombre d’électeurs d’origine arabo-américaine dans cet État.

Plus globalement, les Américains sont clairement dans un cycle de retrait. Ils sont très divisés entre eux. À cet égard, dans l’élection du 5 novembre prochain, il y a trois candidats : Donald Trump, Kamala Harris et le chaos, autrement dit une élection dont le résultat ne serait pas accepté par l’un des protagonistes. La défiance des Américains de tous bords vis-à-vis des institutions a atteint un niveau jamais vu. Les États-Unis ont changé, et on aurait tort de partir du principe que « cela va passer ».

(1) Paru chez Odile Jacob, 208 p., 21,50 €.

(2) L’article 5 stipule que si un pays de l’Otan est victime d’une attaque armée, chaque membre de l’Alliance considérera cet acte comme une attaque armée dirigée contre l’ensemble des membres et prendra les mesures qu’il jugera nécessaires pour lui venir en aide.