Elle a été, en l’espace de quelques mois, l’objet de plusieurs attaques. En février dernier, en pleine crise agricole, un sénateur LR l’a accusée d’être la cause de quasiment tous les maux de l’agriculture depuis dix ans. Au même moment, le premier ministre lui-même, Gabriel Attal, a taclé ses prérogatives, l’accusant de faire de la surtransposition en droit français.

Quant au puissant syndicat agricole, la FNSEA, il appelle depuis des mois à restreindre ses pouvoirs. Elle, c’est l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), chargée depuis octobre 2014 de délivrer, modifier ou retirer l’autorisation de mise sur le marché des pesticides.

Des risques de « distorsion de concurrence »

Signe que les décisions de l’agence ne font toujours pas l’unanimité, le 15 octobre, une proposition de loi déposée par la députée Horizons Lise Magnier vise à retirer à l’Anses les prérogatives qu’elle détient depuis maintenant dix ans. Cosigné par des parlementaires d’Ensemble pour la République, du MoDem et des Républicains, ce texte évoque les risques de « distorsion de concurrence » pouvant exister lorsque l’Anses prend une décision d’interdiction avant l’Union européenne.

La proposition de loi, qui restaure la situation d’avant-2014, laisse penser que le politique pourrait aller à l’encontre des avis de l’Anses, en maintenant des molécules qu’il juge « essentielles ». Pourtant, comme le stipule un règlement européen de 2009, le gouvernement français doit considérer les avis de l’agence, au risque de se retrouver en non-conformité avec le droit européen.

Fait notable, cette proposition de loi a été cosignée par Agnès Firmin Le Bodo, ancienne ministre de la santé. Elle assure pourtant à La Croix ne pas vouloir remettre en cause les pouvoirs de l’agence sanitaire mais uniquement mettre fin aux situations de « distorsion de concurrence ». Contacté, le ministère de l’agriculture a de son côté indiqué qu’il ne prendrait pas position, à ce stade.

Des pouvoirs accordés à l’Anses en 2014

Ces tentatives de restreindre le champ d’action de l’Anses sont loin d’être anodines. Elles soulèvent en effet des questions majeures dans une démocratie : est-ce au scientifique de prendre une décision qui potentiellement peut entraîner des conséquences pour toute une filière ? À l’inverse, le politique est-il suffisamment libre pour s’affranchir des pressions exercées par le monde agricole, les industriels et décider de retirer un pesticide qui fait peser des menaces sur la santé ou la biodiversité ?

Longtemps donc, ce fut le ministère qui se chargeait de délivrer les autorisations de mise sur le marché. En 2014, Stéphane Le Foll, alors ministre de l’agriculture, décide de jouer la carte de la « transparence » ; l’ONG Générations futures vient de révéler des documents selon lesquels « plusieurs alertes de l’Anses n’avaient pas été pas été prises en compte durant des années ».« Le ministère a été, à certaines périodes, très proche de la FNSEA. Il était donc indispensable de confier cette prérogative à une agence indépendante », souligne François Veillerette, porte-parole de l’ONG.

De son côté, Stéphane Le Foll met en avant le système de « double contrôle » alors exercé par l’Anses et le ministère. « Nous étions dans un processus assez ubuesque où le ministère envoyait à l’Anses le travail qu’il avait mené en amont de l’autorisation, le ministère parfois demandait à l’agence des corrections dans le dossier et les allers-retours se multipliaient ainsi. Cela donnait l’impression que le ministère ne voulait pas suivre les avis de l’Anses », explique à La Croix l’ancien ministre. Depuis cette décision, 2 866 produits ont été retirés du marché, indiquait l’Anses à l’automne 2023.

Le ministère garde des leviers d’action

Ce transfert de compétences ne décharge pas complètement le politique. Le ministre a la possibilité de saisir l’agence. En cas de risque pour la santé publique ou l’environnement, il peut décider de réduire ou d’interdire l’usage d’un produit phytosanitaire. Surtout, il garde la possibilité, dans des situations exceptionnelles, pour contrer des attaques de ravageurs sur les cultures, de délivrer des dérogations, en autorisant l’usage d’un produit durant une durée maximale de cent vingt jours, comme le stipule un règlement européen.

Ce pouvoir de dérogation est néanmoins encadré, notamment par la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne. La France qui avait tenté, en 2023, de réautoriser des néonicotinoïdes interdits au sein de l’UE avait dû revoir sa position.

Enfin, si le ministre ne peut s’opposer à une décision de l’Anses, il peut demander qu’elle soit réétudiée. C’est ce qu’avait fait Marc Fesneau le 30 mars 2023 au sujet du S-Métolachlore, l’Anses ayant décidé un mois auparavant d’engager une procédure de retrait des produits à base de cette substance active herbicide, en raison d’une pollution des nappes phréatiques.

Le ministre avait estimé qu’il n’y avait pas « d’alternatives crédibles » à cet herbicide et avait pointé du doigt le fait que l’agence française ait pris sa décision avant que la substance active soit interdite à l’échelle européenne – au total, il se sera passé moins d’un an entre l’interdiction de la vente en France et l’interdiction d’utilisation au niveau européen. L’agence avait aussi devancé l’Europe lorsqu’elle a interdit en 2016, sur saisie du ministère, le diméthoate, cet insecticide utilisé dans la culture de cerises ; il sera interdit à l’échelle européenne en 2019.

Un risque de distorsion de concurrence

Au-delà de la distorsion de concurrence, les agriculteurs reprochent aux décisions de l’Anses de les conduire dans des impasses économiques et agronomiques. « Nous avons conscience des difficultés que cela peut engendrer pour les utilisateurs, affirmait le directeur général de l’Anses, Benoit Vallet, devant la commission d’enquête parlementaire sur les plans Écophyto à l’automne 2023. Pour autant, mon champ de compétence est celui de la sécurité sanitaire et, telles qu’elles sont bâties aujourd’hui, les autorisations de mise sur le marché ne sont pas censées prendre en considération des intérêts économiques ou des intérêts de filière. »

Face aux inquiétudes, le ministère de l’agriculture n’a cessé de marteler qu’il n’y aurait « pas d’interdiction sans solution », reprenant au passage un slogan de la FNSEA. Mais force est de constater que l’exécutif, n’ayant pas la main sur le processus d’autorisation et de retrait, marche sur une ligne de crête. Tout l’enjeu est « d’anticiper d’éventuelles difficultés avec certaines molécules en cherchant dès à présent des solutions », avait expliqué aux parlementaires Marc Fesneau, assurant qu’il n’entendait pas revenir sur le transfert des pouvoirs à l’Anses.

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Le rôle de l’agence européenne

À la différence de l’Anses qui délivre l’autorisation de mise sur le marché des produits, l’Autorité européenne de sécurité des aliments, l’Efsa, se concentre sur les substances actives. Une fois que l’Efsa a rendu son avis, il appartient à la Commission européenne de proposer aux États membres une décision.

Si les États n’arrivent pas à se mettre d’accord, la Commission a le dernier mot. C’est ce qui s’était passé en novembre 2023 lorsqu’elle avait décidé de « réautoriser » pour dix ans le glyphosate.

Ce n’est pas parce que la substance active est autorisée au niveau européen que l’Anses ne peut pas interdire la mise sur le marché d’un produit à base de cette substance.