Toulouse : quand l’archevêque veut protéger sa ville des « portes des ténèbres »
L’archevêque de Toulouse consacre, mercredi 16 octobre, la ville et le diocèse de Toulouse au Sacré-Cœur de Jésus, sur fond de polémique au sujet d’un spectacle urbain usant d’une iconographie ésotérique. Une opposition qui révèle le fossé qui s’est installé entre le monde de la culture et une partie des catholiques.
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Sur la piste de la Halle de la Machine, dans le quartier toulousain de Montaudran, elle est l’attraction de la matinée. Arrivée tout droit de Clisson (Loire-Atlantique) où elle est exposée au festival de musique metal du Hellfest, la machine Lilith déploie ses huit pattes grâce aux 18 techniciens équipés d’exosquelettes nécessaires pour la mouvoir. « Regardez comme elle est belle », souffle un membre de l’équipe.
Mi-femme mi-scorpion, aux pattes d’araignée et aux cornes de bélier, la machine est nommée d’après un démon féminin inspiré de la mythologie mésopotamienne. Derrière cette œuvre imaginée par François Delarozière pour la compagnie La Machine, Ariane l’araignée et Astérion le minotaure, qui domine l’ensemble de ses 12 mètres, subissent eux aussi les derniers réglages avant le début des grandes répétitions.
Ces trois machines s’élanceront du 25 au 27 octobre dans les rues de Toulouse pour un grand spectacle intitulé La Porte des ténèbres, deuxième opus après une première édition en 2018 qui avait réuni plus de 800 000 personnes, mais, à l’époque, sans Lilith. Avec ses scarifications, sa boucle d’oreille gauche en croix inversée, la Gardienne des ténèbres – qui, selon le scénario, tentera, durant l’opéra urbain, d’emporter les « âmes des damnés » pour garnir les rangs de l’armée d’Hadès – personnifie à elle seule les crispations qu’a provoquées l’annonce de cette mise en scène sur les bords de la Garonne.
« Une réaction d’un autre temps »
Depuis l’été, l’Église catholique locale a multiplié les alertes, inquiète à l’idée de voir affichés dans l’espace public des signes ésotériques et « sataniques ». En réponse, à l’issue d’un conseil épiscopal, le 13 septembre, l’archevêque de Toulouse, Mgr Guy de Kerimel, a annoncé son intention de consacrer « la ville et le diocèse au Sacré-Cœur de Jésus ». Une messe est prévue, mercredi 16 octobre, dans l’église du Sacré-Cœur.
Cette initiative s’est suivie d’un emballement médiatique, à la grande surprise de François Delarozière. Assis sous le barnum qui abrite la cantine derrière la grande halle où répète l’orchestre, le créateur s’étonne de cette « réaction d’un autre temps » : « Je crois qu’on assiste au retour d’une certaine forme de puritanisme, estime-t-il. Je suis très loin de l’idée de vouloir exprimer des points de vue sataniques. »
L’artiste, qui dit puiser son inspiration « dans la mythologie et les symboles populaires pour raconter une histoire familiale », est encore surpris de la polémique née il y a un mois. « Ça reste du théâtre populaire », soutient-il, souhaitant que « l’Église reste ouverte à la création artistique ».
Cette opposition, restée dans les faits très cordiale, est révélatrice d’une incompréhension qui s’est installée entre le monde de la culture et une partie des catholiques. Entre des artistes pour lesquels le religieux relève du mythe et des fidèles qui vivent leur foi au quotidien. Un fossé qui s’est récemment observé lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris, où une parodie de la Cène a suscité de vives réactions parmi les croyants.
Un fossé entre les fidèles et le monde de la culture
Début juillet, le curé de la cathédrale Saint-Étienne, le père Simon d’Artigue, s’était ému sur le réseau social X de l’affiche du spectacle représentant la ville de Toulouse et ses églises en flammes, ainsi que le diable. Puis, le diocèse a reçu les craintes de paroissiens et de prêtres. S’en sont suivies des rencontres entre les responsables catholiques mais aussi protestants de la ville avec François Delarozière, des rendez-vous avec le maire. « Mais pas du tout dans l’intention d’interdire le spectacle ou de prêter à l’artiste des intentions mauvaises ou blasphématoires », relate le père d’Artigue.
Une iconographie diabolique, les églises de @toulouse en feu, c'est plein d'espérance pour notre ville et notre pays... pic.twitter.com/AOCtfrqPAO
— Abbé Simon d'Artigue (@simondartigue) July 10, 2024
« Ce qui nous pose question, c’est l’affichage de symboles bibliques ou religieux qui font référence au diable et aux ténèbres », précise-t-il. Durant ces trois jours seront notamment projetés dans les rues le sceau de Lucifer ou la croix de Satan. « Le dimanche matin est placé sous le signe de la Bête, le jour où les catholiques se rassemblent pour la messe », déplore-t-il.
« Une proposition alternative : ouvrir un horizon positif, d’espérance… »
De part et d’autre, chacun regrette de « ne pas parler le même langage ». Pour l’Église, ce spectacle est révélateur d’un climat ambiant, d’une fascination pour l’ésotérisme et pour la noirceur, contraires à l’espérance chrétienne. « Il y a quelque chose de glauque, après la décapitation de Marie-Antoinette durant la cérémonie des JO, insiste Mgr de Kerimel. Dans une société divisée, dans un monde avec tant de guerres, cet attrait pour les ténèbres réveille de vieilles peurs. » Pour les responsables de La Machine, il s’agit d’un spectacle innocent qui reprendrait des codes de la culture populaire.
Quelles sont les causes de ce dialogue de sourds ? « Le Christ a été évacué du monde de la culture, qui pour une partie ne veut plus rien savoir du christianisme, juge l’archevêque. La consécration de la ville n’est pas une opposition frontale qui serait un acte magique pour se protéger d’un spectacle, mais une proposition alternative : ouvrir un horizon positif, d’espérance, dans un monde qui va mal. »
Des prêtres et des fidèles interrogés par La Croix estiment que le décalage entre le monde de la culture et l’Église s’explique surtout par l’effacement de la culture chrétienne et par l’arrivée d’une culture populaire ésotérique qui rencontre un franc succès, notamment dans les librairies. « C’est la culture dans l’air du temps, abonde un prêtre du centre-ville, en accord comme ses confrères avec l’initiative de l’archevêque. Les uns sont blessés car, connaissant la signification de ces symboles, ils estiment qu’on attaque leur foi ; les autres n’ont pas d’arrière-pensées et n’ont pas cette culture religieuse. Ils interprètent la réaction des catholiques comme une volonté de restreindre leur liberté d’expression. Ça crée un malentendu. »
Des fidèles partagés
Parmi les fidèles, les opinions sont également partagées. Plusieurs paroissiens ont manifesté leur mécontentement face à l’initiative de leur évêque, regrettant que l’Église n’ait pas vu dans ce spectacle l’aspect festif dans la ville et la beauté de la mise en scène. D’autres accueillent avec soulagement la prise de position de Mgr de Kerimel, à l’image de Marie, 27 ans. « Quand j’ai lu ce que contenait le spectacle, j’ai vu quelque chose d’assez mortifère, décrit-elle en sortant d’une messe de semaine dans la cathédrale. Consacrer Toulouse au Sacré-Cœur de Jésus montre à l’inverse l’amour de Dieu. »
Pour le père Simon d’Artigue, cette polémique traduit surtout l’urgence pour l’Église d’aller à la rencontre du monde, y compris des artistes éloignés d’elle. « Nous n’avons rien à exiger d’eux, c’est à nous d’aller vers eux et de faire preuve de pédagogie dans notre message, dit le curé de la cathédrale en souriant. Les polémiques nous permettent de nous intéresser à l’autre. » Preuve de cet intérêt, il se rendra malgré tout au spectacle.
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Lilith, un démon remis au goût du jour
Dans la mythologie mésopotamienne, Lilith est une divinité liée au vent, apparue au IIIe millénaire av. J.-C. sous l’apparence d’une louve à queue de scorpion. Démon féminin, elle est reprise dans la tradition juive talmudique comme celle qui met à mort les nouveau-nés et séduit les hommes pour engendrer d’autres démons.
Elle apparaît une fois dans la Bible, au sujet de la chute du royaume d’Édom : « Les chats sauvages rencontreront les hyènes, et les satyres s’y appelleront. Là aussi se tapira Lilith pour y trouver le calme » (Isaïe 34,14). Dans la Kabbale, tradition juive ésotérique, Lilith est la première femme d’Adam, créée à partir de la même argile, contrairement à Ève. Adam la chasse car elle se refuse à lui. Elle devient alors le serpent à l’origine du péché originel.
Depuis les années 1970, Lilith est reprise par des mouvements féministes notamment aux États-Unis, qui y voient une figure de l’émancipation des femmes et de la rébellion contre l’ordre patriarcal.
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