Amour à Lausanne

Amour à Lausanne

Comme tout idylle, il fut de courte durée. Le mouvement artistique des peintres Nabis a tenu à peine plus de 10 ans, entre la fin des années 1880 et la Première Guerre. Ils étaient à Paris, nul doute !

Certains, comme Pierre Bonnard et Edouard Vuillard, ont intéressé davantage les historiens de l’art et les curateurs d’expositions. Maintenant, le moment de gloire est arrivé pour le peintre-théoricien de ce mouvement, ce dernier rappelé par son nom bref et dense comme un acronyme, groupe des Nabis. Je me réfère à Maurice Denis (1870-1943), il fut peintre, dessinateur, graveur et décorateur. Connu surtout pour sa forte foi chrétienne et pour sa prédilection pour l’ésotérisme. Près de 90 de ses œuvres sont présentés au MCBA de Lausanne, jusqu’au 16 mai 2021, la plupart prêtés par le MUSÉE D’ORSAY de Paris.

Tout est déjà dit dans le beau tableau prêté par le MUSÉE DÉPARTEMENTAL MAURICE DENIS Saintes Femmes au tombeau (1894) : la composition symétrique réunit deux groupes de femmes dans un paysage lumineux et irréel comme dans un conte de fées. Par effet de syncrétisme religieux, l’unité du temps et l’unité du lieu, aussi chères au théâtre classique, sont sacrifiées sur l’autel de la narration. Deux moments sont réunis ici, les femmes au tombeau en premier plan, le Noli me tangere en deuxième plans. Au fond, nous immergeons à vol d’oiseau dans la douceur de Saint-Germain-en Laye (à nord-ouest de Paris), lieu de résidence du peintre, devenu ensuite lieu de son musée. Dans sa maison, une superbe et majestueuse bâtisse qui domine un jardin paradisiaque, on imagine Maurice Denis peindre les fresques aux plafonds, les panneaux aux murs, les tableaux, les vitraux, dans un condensé de synesthésie d’images (aujourd’hui on dirait des stories).

Trois autres peintures racontent, à elles seules, les clés de l’inspiration de ses premières œuvres, celles réalisées entre 1889 et 1914 (qu’on appelle la première période) : la force chromatique dans Tache de soleil sur la terrasse (1890), les sources anciennes dans Les Muses (1893), l’à plat cloisonnant de Légende de chevalerie (dit aussi Trois jeunes princesses, 1893).

Mais la véritable source d’inspiration de Maurice Denis est son épouse, Marthe, amour fidèle et plusieurs fois reproduite dans le tableau Les Muses. Donc, neuf fois Marthe, à la place des neuf Muses. Inutile de le rappeler : dans l’Olympe de la mythologie grecque habitent les neuf filles de Zeus et de Mnémosyne qui gouvernent les arts libéraux (sauf la peinture). Obéissant à cet appel à la spiritualité ancienne, voir païenne, Maurice Denis utilise la peinture comme un poète, comme un narrateur, ou comme un musicien. Il préfère « raconter » avec précision des rôles, à la manière d’un peintre du Quattrocento italien. Son peintre préféré était Beato Angelico (1395-1455) un moine dominicain, donc, qui avait peint les 43 cellules du Monastère de San Marco, à Florence, avec des scènes religieuses, une Biblia Pauperum sur les murs. Ici un acte de dévotion en images pour ses confrères et pour son Dieu, dans le cas de Maurice Denis, la preuve d’amour pour son épouse Marthe.

A nouveau, un autre tableau de l’exposition, Les trois jeunes princesses (1893), révèle, en réalité, un seul et même profil (et non trois), celui de Marthe, trois fois décliné, plus ou moins vers la droite, et qui attend, sans regarder, vers les Chevaliers. Ces derniers, seulement deux, plombant du ciel, à la manière des Chevaliers de l’Apocalypse de Dürer (des gravures et encore des gravures) sont habillés en rose, comme Marthe. La rencontre se fera seulement par imagination chromatique.

D’autre part, il n’est pas étonnant, maintenant qu’on a compris la méthode de Maurice Denis, de découvrir que les trois personnes du grand tableau Portrait d’Yvonne Lerolle en trois aspects (1897) sont, en réalité, une seule et même personne vue de dos, de profil et frontalement. Donc, l’artiste-peintre-théoricien travaille sa peinture comme un artisan méthodique et précis, qui procède par juxtapositions calculées d’avance, selon un schéma narratif digne des vitraux des grandes Cathédrales. Il compose, il calcule, il mesure, il raconte. C’est dans le titre du tableau qu’il dénonce toute son honnêteté et tout son travail … en trois aspects !

Pourquoi cette économie de personnages ? Est-ce que dans la nature que l’artiste-théoricien expérimente sa véritable quête spirituelle ? Quête d’un jardin paradisiaque où les pommiers et les fleurs de lis racontent les histoires des textes chrétiens, lues et vues dans les ouvrages du Moyen-Age. Les peinture de Maurice Denis reviennent à une époque sans perspective, donc sans l’illusion optique inventée par la Renaissance. Selon Maurice Denis les personnages sont seulement symboliques, les tableaux des histoires dont la narration verbale garanti, seule, l’unité de la scène. 

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