1Comprendre le travail, que ce soit pour le transformer, en ergonomie de l’activité (Guérin & al. 2007) ou que ce soit pour la formation, dans une perspective de didactique professionnelle (Pastré, Mayen & Vergnaud, 2006), s’appuie sur des observations de l’activité et sur des éléments rendant compte du vécu des sujets. Ainsi, une lecture extrinsèque au sujet basée sur des observables et une lecture intrinsèque de ce que perçoit le sujet de son activité, basée sur son discours, peuvent s’articuler, dans une double lecture (par exemple Marcel, 2002). Les « analyses intrinsèques » permettent d’accéder à la part conscientisable de l’activité du sujet (Goigoux, 2007). Toutefois, rendre accessible une part subjective du travail ne va pas de soi. Certaines techniques d’analyse du travail peuvent aider le sujet à rendre accessible à lui-même et à l’analyste, son activité. Nous pensons ici aux auto-confrontations des sujets à des éléments filmés de leur activité, dans le but de déclencher un discours sur celle-ci. Ces techniques ne se substituent pas à des analyses extrinsèques, mais les complètent, permettant d’approcher la subjectivité sujet/activité. Une technique est ici proposée dans ce contexte de développement de techniques d’analyse du travail. Il s’agit d’une approche basée sur les catégories que les sujets, pour agir sur le monde, se constitueraient à partir de ce qu’ils perçoivent du réel, ici dénommées « catégories opératives ». Quels cadres théoriques soutiennent cette technique ? Quel protocole la définit ? Qu’apporte-t-elle à l’analyse du travail, et plus spécifiquement à l’analyse de l’activité des enseignants ? Nous explorons ici l’étude des catégories opératives à partir d’une recherche menée auprès de plusieurs équipes d’enseignants exerçant dans l’enseignement secondaire français. Après avoir défini « catégories opératives » et catégorisation, nous détaillerons cette technique en insistant particulièrement sur les modalités de traitements des données. Nous présenterons en suivant quelques résultats, pour in fine discuter de la contribution spécifique de cette approche à l’analyse de l’activité des enseignants.
2Les concepts de catégorisation et de catégorie apparaissent dès les origines de la réflexion philosophique et scientifique. Élément constitutif de la pensée (Dubois & Braisby, 1997), la catégorisation est un processus psychologique fondamental en lien avec notre perception de l’environnement (Gaillard & Urdapilleta, 2013). L’étude des catégories serait alors un moyen, parmi d’autres, de rendre compte de l’appréhension du monde par les sujets. Dans cette perspective, Danièle Dubois et Nick Braisby (1997) renvoient à un ensemble de recherches anciennes qui ont montré que certaines civilisations humaines du XXe siècle, par exemple dans des contrées forestières d’Afrique, n’avaient jamais recours à la catégorie « couleur ». Les différents objets y étaient désignés en référence à des éléments saillants communs décrits à l’aide de divers paramètres : aspect que prend un objet au contact de l’eau, aspect cru d’un végétal, etc. Pour Ernst Cassirer (1980, p. 57) « la forme de dénomination ne suit pas la ressemblance extérieure des choses ou des processus ; ce qui est désigné par un même terme, ce qui est linguistiquement attribué à un même concept, ce sont les choses qui se correspondent par leurs significations fonctionnelles, qui occupent la même place, ou une place analogue dans le tout des activités humaines et des fins posées par l’homme ». L’appréhension du monde est ainsi « fonctionnelle » (au sens d’orienté par les nécessités de l’action) et le langage est un indicateur de cette fonctionnalité, culturellement et historiquement située. Loin d’une perspective universaliste des catégories, incarnée par les recherches d’Eleanor Rosch (1978), mais à l’instar des travaux d’Annick Bertrand (1993, p. 89), nous considérons « qu’au-delà des corrélats d’attributs perceptifs, les structures de connaissances sont également fondées sur des régularités des comportements en œuvre dans une activité déterminée et que ces structures "fonctionnelles" orientent l’activité des sujets ». Ainsi, les catégories, associations de mots à un ensemble d’éléments de l’environnement apparaissant comme communs à un sujet, permettent de rendre compte d’une part de l’activité individuelle.
3Dans une perspective de didactique professionnelle, appréhension du monde et action peuvent être liées par la conceptualisation : « le sujet retient de la situation les dimensions qui vont orienter son action : c’est en ce sens qu’il conceptualise la situation » (Pastré, 2007), notamment au travers des concepts pragmatiques qui « guident la prise d’information sur les paramètres observables et mesurables pour la construction d’une représentation de la situation en cours » (Vidal-Gomel & Rogalski, 2007). Ainsi, l’humain se représente le monde en fonction de son action, elle-même régie par l’expérience et la conceptualisation, dans un couplage entre un sujet et une classe de situations. Ces représentations pour l’action ont un caractère laconique, schématique, partiel (Rabardel, 1995) ; elles rejoignent le concept d’image opérative d’Ochanine. Ce dernier oppose « image cognitive » à « image opérative ». Alors que les images cognitives sont « le reflet intégral des objets dans toute la diversité de leurs propriétés accessibles » (Ochanine & Kozlov, 1971), les images opératives sont « des structures informationnelles spécialisées qui se forment au cours de telle ou telle action dirigée sur des objets. Les caractères spécifiques essentiels des images opératives sont le laconisme et l'adéquation à la tâche […]. Ce qui caractérise le reflet des objets dans les images opératives consiste en un certain nombre de déformations fonctionnelles. Celles-ci sont en fait une mise en évidence et une accentuation des caractéristiques de l'objet, qui, dans les conditions d'une action donnée, revêtent une signification informationnelle particulière » (p. 225). Ainsi, les images opératives sont essentiellement formées par les caractéristiques des objets en jeu dans l'action et en accentuent les éléments les plus utiles à l’action. L’analyse du travail nous semble pouvoir résider, pour partie, dans une description de ces déformations, de ces hypertrophies, de ces laconismes, pour ce qu’elles permettent d’inférer en termes d’activité.
4Dans notre étude, nous retenons le concept de schème comme permettant de faire le lien entre action et cognition. Un schème est une « unité identifiable de l’activité du sujet » (Vergnaud, 1996), en cela il constitue « une totalité dynamique fonctionnelle, et une organisation invariante de l’activité pour une classe définie de situations. Un schème est constitué de quatre types de composantes : un but (ou plusieurs), des sous-buts et des anticipations ; des règles d’action, de prise d’information et de contrôle ; des invariants opératoires (concepts-en-acte et théorèmes-en-acte) ; des possibilités d’inférence » (Pastré, Mayen & Vergnaud, 2006, p. 152). Les concepts-en-acte sont pour Gérard Vergnaud (1990) « des catégories de pensée tenues pour pertinentes par le sujet relativement à une classe de situations ». Tels des filtres, ils permettent au sujet de prélever et de sélectionner dans son environnement des informations pertinentes et utiles à son action (Vergnaud, 1996). Pour identifier une partie des concepts-en-acte au cœur des schèmes, une technique proposée et testée dans cet article s’appuie sur des outils utilisés en psychologie cognitive dans les travaux sur les processus de catégorisation, notamment ceux qui posent des liens entre catégorie et action, la catégorisation permettant au sujet de s’adapter à son environnement (Gaillard & Urdapilleta, 2013). Ainsi, « les critères de classification retenus [dans le processus de catégorisation] ne sont pas choisis au hasard, la façon dont les sujets classent des objets en catégories semble dépendre de leurs perception, conception, croyances et théories sur le monde » (p. 38).
5Nous ne nous référons donc pas aux catégorisations de type « stéréotypes sociaux » comme la psychologie sociale ou la sociologie s’y intéressent (Whitley & al., 2013). Afin de marquer la différence conceptuelle avec ces travaux, qui s’intéressent à la perception d’objet socialement déterminée, l’adjectif « opérative » sera utilisé, notamment en lien avec la dimension fonctionnelle de ces catégories. Par catégorisation, nous entendons le prisme perceptif et représentationnel par lequel un sujet, du fait de son action répétée, finalisée, orientée par des buts semblables, perçoit les objets du monde. Les catégories opératives sont un des indicateurs de ce processus.
6L’étude des catégories opératives se porte ici sur l’activité des enseignants. Janine Rogalski (2003) soulève à plusieurs reprises la « question de l’objet de l’activité de l’enseignant ». S’agit-il de la classe, des élèves ? Elle introduit la notion de « collective student » (Bromme, 1994 cité par Rogalski, 2003), comme « unité plutôt abstraite mais psychologiquement réelle de la classe » qui se distingue de l’apprenant individuel. Les enseignants, notamment lorsqu’ils ont à organiser leurs enseignements et le déroulement de la classe, se réfèreraient, cognitivement parlant, à cette entité collective, ce qui nous permet d’inférer l’existence d’un processus de catégorisations d’élèves.
7Quelques travaux mettent en évidence des catégories d’apprenants produites par leurs enseignants. Outre ceux cités dans ce numéro (voir l’article de Lara Laflotte), dans l’enseignement supérieur, Pierre Bourdieu & Monique de Saint Martin (1975) et Pablo Páramo (2013), par exemple, analysent les catégories d’étudiants produites par les professeurs. Dans le premier degré, Greta Morine-Dershimer (1978) décrit, par des mesures répétées tout au long de l’année scolaire, les catégories des élèves élaborées par leurs enseignants. Elle repère notamment une variabilité des catégories, pour une classe et un enseignant donnés. Dona Kagan & Deborah Tippins (1991) avancent que pour décrire leurs élèves les enseignants novices du primaire mobilisent davantage des facteurs psychologiques que leurs collègues novices dans le secondaire. Ils ont une connaissance plus personnelle de leurs élèves et les perçoivent de manière plus diversifiée. En revanche, les propos des enseignants du secondaire au sujet de leurs élèves sont plus centrés sur les « niveaux scolaires » et les « comportements qui interrompent le cours ». Par ailleurs, des recherches développent l’idée selon laquelle les enseignants fondent leur activité pédagogique sur la connaissance qu’ils ont des élèves. Les travaux autour du « case knowledge » (par exemple Calderhead, 1996), indiquent que les enseignants se construisent des typologies d’élèves qui leur permettent de planifier et réguler leur activité en classe. Dans cette perspective, Philippe Wanlin et Marcel Crahay (2011, p. 62), montrent que « les élèves moins favorablement estimés sont identifiés comme pouvant rencontrer des problèmes d'attention et de compréhension et sont davantage stimulés lors de l'interaction en classe ». Il s’agit donc de mettre en relation des catégories d’élèves avec des observations en classe (Laflotte, 2014).
8Les recherches publiées jusqu’alors sur les catégories des élèves par les enseignants ne semblent pas s’inscrire dans le cadre théorique de la conceptualisation de l’action. Elles ont, soit décrit des catégories sans les lier à l’action (Morine-Dershimer, 1978), soit tenté de les lier à des analyses extrinsèques (voir l’article de Lara Laflotte dans ce numéro).
9Dans le cadre de nos travaux, il s’agit d’explorer la voie selon laquelle l’étude des catégories opératives permettrait de participer à l’identification de concepts-en-acte, éléments constitutifs des schèmes, afférents à une classe de situations relativement « large », à savoir « enseigner aux élèves de la classe X ». Pour faire émerger et identifier une partie des concepts-en-acte –qui par définition peuvent être implicites (Vergnaud, 1996) et par conséquent ni observables, ni spontanément exprimés par les sujets –, nous proposons un protocole de recueil de données soumettant les sujets à une tâche de classement des élèves d’une de leurs classes.
10Cette méthodologie de recherche nous permettra d’investiguer trois ensembles de questionnements. Le premier porte sur le lien catégorie opérative / action. En complément des travaux existants, l’étude des catégories opératives permet de mettre en lien les catégories « élèves » et les actions des enseignants. Par le concept de schème, qui articule notamment les concepts-en-acte et les règles d’action, il est possible d’investiguer les liens entre catégories opératives et potentiels traitements différenciés des élèves. Quels sont alors ces liens : une même catégorie opérative d'élèves est-elle associée à des règles d'action identiques à tous les enseignants ? Si la réponse est positive, il sera alors envisageable d’inférer des composantes d’un schème à partir du relevé de catégories opératives. Dans le cas contraire, la plus grande prudence sera de mise quant au rapprochement de catégories opératives issues de plusieurs sujets pour en inférer des schèmes partagés par ces sujets.
- 2 Traduction effectuée par nos soins.
11Le deuxième interroge les caractéristiques des élèves relevées par l’étude des catégories opératives. Les travaux sur les catégorisations des élèves par les enseignants du premier degré décrivent des catégories basées sur plusieurs caractéristiques comme « aptitude/réussite ; participation ; personnalité ; relations avec les pairs ; évolution/progrès » (Morine-Dershimer, 1978)2. S’agissant d’enseignants du secondaire en France, qui travaillent généralement auprès de milliers d'élèves au cours de leur carrière – à la différence de leurs collègues du premier degré – nous pouvons faire l’hypothèse, en lien avec la théorie de Pierre Rabardel (1995), que les représentations pour l’action des enseignants ne retiennent que quelques caractéristiques des élèves. Comment se présentent ces caractéristiques dans les données recueillies ? Plusieurs caractéristiques sont-elles mobilisées par un même enseignant pour distinguer les élèves entre eux ? L'ensemble des élèves d'une classe est-il, au contraire, catégorisé selon un critère unique (par exemple, la « réussite scolaire dans ma discipline ») ?
12Enfin, le dernier questionne l’élaboration de catégories opératives chez un même enseignant.
13Les recherches précitées sur les catégories pour comprendre l’activité des enseignants ont privilégié des descriptions de la variabilité interindividuelle des relations enseignants/élèves. Quels renseignements tirer d’une étude des catégories opératives menée sur plusieurs dizaines de sujets à l’échelle intra-individuelle ?
14L’examen de ces trois ensembles de questionnements, à la lumière de nos résultats de recherche, nous permettra de discuter in fine de la contribution spécifique de l’étude des catégories opératives dans une démarche d'analyse de l'activité, de sa plus-value dans la compréhension de l’activité de l’enseignant.
- 3 Cette recherche a reçu le soutien financier de la Direction de l’Évaluation, de la Prospective et d (...)
- 4 Cette phase de restitution des données a fait l'objet d'une analyse (Veyrac & Blanc, 2015) qui a ré (...)
15Après un appel à participation lancé auprès de l’ensemble des chefs d’établissement de l’enseignement agricole publics français, six lycées se sont portés volontaires pour participer à cette recherche3. Ces établissements de taille moyenne, principalement situés en zone rurale ou périurbaine, sont répartis sur six régions du territoire national français métropolitain. Une classe par lycée a été retenue et l’équipe d’enseignants de chacune des six classes constitue un échantillon de 67 personnes. Chaque enseignant a été consulté individuellement, pendant environ une demi-heure, dans une salle isolée permettant l'enregistrement sonore des propos. Ces rencontres se sont déroulées avant le premier conseil de classe afin d’atténuer un éventuel effet de lissage des points de vue des enseignants, que nous pensons plus patent, qu’à l’occasion d’interactions d’enseignants plus informelles. L’objectif de recueillir les points de vue des enseignants sur leurs élèves a été rappelé au début de chaque rencontre individuelle. Dans cette phase préalable, un double engagement a été pris : respecter l’anonymat des données et proposer une restitution des résultats issus du recueil auprès des équipes des six établissements, en fin d’année scolaire4. Chaque rencontre s’est déroulée selon le protocole développé ci-après.
16Ce protocole nécessite pour l’analyste de présupposer (en se basant sur des éléments d’une première analyse du travail) qu’un objet « fait catégorie opérative » pour le sujet, autrement dit qu’il est opératif du fait de son lien avec l’action, et qu’il est relatif à un ensemble d’éléments de l’environnement apparaissant communs pour le sujet. Une catégorie opérative est le nom donné par le sujet à un ensemble « d’objets » (ici, les élèves) qu’il a lui-même rassemblés sous un même sous-groupe lors de la tâche de production de propriétés du protocole. Notons que ce protocole ne nous semble pas pouvoir être envisagé, en tout cas à ce stade de développement de la technique, pour analyser tout type de concepts-en-acte, bien que conceptualisation et catégorisation nous semblent étroitement liées. Les catégories opératives sont par conséquent, selon ce que nous esquissons ci-après, un moyen de rendre compte d’une partie seulement des concepts-en-acte d’un sujet.
Tâche de classement
- 5 Six trombinoscopes de classe ont été utilisés, correspondant à une classe d’élèves par lycée : une (...)
17La tâche de classement proposée individuellement, à chaque enseignant, a consisté à créer des sous-groupes d'élèves par la manipulation des photos issues du trombinoscope des élèves d’une de ses classes5. Les photographies, sous forme de petites cartes, étaient disposées sur une table, devant l'enseignant. Les noms et prénoms des élèves associés à un numéro apparaissaient lisiblement. Il a été demandé à chaque enseignant de composer des sous-groupes selon les critères de son choix, dans le but de comprendre comment il perçoit les élèves d’une de ses classes. Une fois la tâche de classement effectuée, dans un temps pouvant prendre plusieurs minutes, nous avons relevé les numéros de chaque élève par sous-groupes. L’ensemble des sous-groupes d’élèves d’une classe, composé par un enseignant, constitue une configuration. À l’issue de la première configuration, l’enseignant a pu, s’il le souhaitait, « rebattre les cartes » et procéder à une nouvelle configuration, puis une troisième, ainsi de suite.
Tâche de production de propriétés
18Après chaque configuration, l'enseignant a été invité à expliciter ce qui a présidé à la constitution des sous-groupes. Cette tâche de production de propriétés a donc consisté, à « recueillir la logique des regroupements d'objets réalisés […] lors d'une tâche de classement […]. Par ces données verbales, explicites, le participant exprime de manière verbale ou écrite les raisons de ses regroupements. Cette explication se base sur les similarités et/ou différences observables entre les objets classés dans un même groupe. Il s'agit de mettre en évidence les connaissances verbalisables d'un participant sur un domaine donné […]. La logique des regroupements est ainsi accessible pour l'expérimentateur et explicable » (Gaillard & Urdapilleta, 2013, p. 39). À travers, cette tâche de production de propriétés, les éléments d’explicitation de la logique des sous-groupes ont conduit chaque enseignant à nommer ces derniers et ainsi à définir les catégories opératives.
Expression des règles d'action
19Afin de provoquer un discours sur les règles d'actions associées aux sous-groupes (catégories opératives), la question suivante a été posée : « Les élèves de votre classe ont donc différents profils ; en quoi, ou comment, en tenez-vous compte dans votre pratique, dans votre travail ? ». Lors de cette phase, des techniques de reformulation ont pu être utilisées (reprise des mots de l'enseignant pour relancer une explication, pour inviter à préciser les règles d’action). Outre les règles d’action énoncées à partir des catégories opératives, l’enjeu pour les chercheurs a été d’amener l’enseignant à préciser son discours pour l’inciter à énoncer des théorèmes-en-acte.
20Le traitement des données se centre sur l’identification des schèmes menée à partir des catégories opératives. Cette identification s’est effectuée sur la base des enregistrements sonores des rencontres individuelles, en suivant quatre étapes.
21La première consiste à reporter dans un tableau de « pré-traitement des éléments du schème », le nom des catégories opératives de chaque configuration de chaque enseignant.
22À titre d’illustration, le tableau 1 ci-après présente une configuration composée de trois catégories opératives (colonne « catégorie opérative »), définies par l’enseignant lors de la tâche de production de propriétés.
23La deuxième étape consiste à reporter pour chaque catégorie opérative, l’ensemble des éléments du discours de l’enseignant qui permet de préciser cette catégorie (tableau 1, colonne « description de la catégorie opérative »).
24La troisième étape est celle du report des verbatims qui, associés à chaque catégorie, correspondent aux composantes du schème : but(s), règle(s) d’action, théorème(s)-en-acte. Ces verbatims sont majoritairement recueillis lors de « l’expression des règles d’action ». Le transcripteur identifie un théorème-en-acte lorsque le discours relève de l’expression d’une vérité pour l’enseignant, vérité relative à la catégorie concernée. Ainsi, les théorèmes-en-acte associent des concepts-en-acte que sont ici, par postulat, les noms des catégories opératives.
25Les trois premières étapes sont ainsi reconduites à chaque nouvelle configuration, et ainsi de suite pour chaque enseignant de l’échantillon.
Tableau 1 - Extrait du pré-traitement des principaux éléments du schème par l’étude des catégories opératives, Sujet 13, Configuration 1
Catégorie opérative
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Description de la catégorie opérative
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Verbatim relevant des composantes du schème
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Ceux qui participent systématiquement
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Ceux qui participent à chaque heure de cours
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RA : Je m'appuie sur eux pour animer la classe.
TA : Je sais que j'aurai quelqu'un qui va me donner une réponse.
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Ceux qui ne participent jamais, timides
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Timides qui ne parleront jamais
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RA : Je n'ai pas trop envie de forcer les élèves qui n'ont pas envie de parler […]. S’ils n'ont pas envie de parler, ils n'ont pas envie de parler.
TA : Je ne suis pas forcément persuadée qu'on arrive forcément [à réussir] à l'école en participant.
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Interventions ponctuelles
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Ceux qui participent de temps en temps, pour qui il faut plus de temps pour s'investir dans la classe
Ils ont eu du mal au départ à rentrer dans le fonctionnement de la matière, il leur faut un peu plus de temps
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But et RA : Je peux les solliciter pour lire un texte.
Je les sollicite de temps en temps, ou ils se proposent pour répondre à des questions, ou lire un document, ou éventuellement passer au tableau.
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RA = Règle d’Action ; TA = Théorème-en-acte
26À l’issue de l’élaboration des tableaux pour l’ensemble des sujets et sur cette base, la quatrième étape consiste à rapprocher les données de plusieurs sujets. Cette étape s’effectue par le repérage de buts généraux, relativement polarisés, convergents, avec des similarités dans l’intention, tous sujets confondus. Pour un thème donné, par exemple « réguler la participation dans la classe », un tableau est dressé (tableau 2), reprenant ainsi les buts, les règles d’actions et les théorèmes-en-acte contenus dans le prétraitement (tableau 1) et concernant l’ensemble de l’échantillon.
27Cette étape, contrairement aux trois premières, fait intervenir une part relativement importante de subjectivité des analystes. Elle s’apparente alors à un traitement qualitatif de type inductif, et pour cette raison, a été menée par la méthode « inter-juges » (construction indépendante des résultats par les deux chercheurs, puis confrontation des résultats). Elle est utile pour réduire la complexité des données obtenues auprès de plusieurs dizaines d’enseignants.
28Le tableau 2 synthétise les composantes de schèmes (les concepts-en-acte associés à ces schèmes figurent en annexe) communs à plusieurs sujets, correspondant à la régulation de la participation en classe, en les mettant en regard les unes par rapport aux autres, permettant la mise en relief de variabilités interindividuelles. Les verbes « inciter », « limiter », « orchestrer » « ne pas forcer », ajoutés après analyse, structurent les règles d’action et les buts dominants.
29Cette partie est structurée par les trois ensembles de questions de recherche préalablement détaillés dans la partie 1. La principale base d’illustration de nos propos restera l’exemple du thème de la régulation de la participation.
Tableau 2 - Synthèse des verbatim correspondants au thème « Régulation de la participation » (n = 67 enseignants)
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Inciter
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Limiter
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Orchestrer
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Ne pas forcer
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But
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Prêter attention à ceux qui sont réservés (S51R1)*
Ne pas mettre mal à l’aise les passifs (S1R2)
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Il faut arriver à les modérer [les très réactifs] sans les éteindre, ils servent de locomotives (S44R1)
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J’essaie toujours sur 2h de cours que tout le monde ait participé au moins une fois (S36R2)
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RA
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Je suis obligé d'interroger plus ceux-là [les timides sérieux], les forcer à participer, même si au fond ils ne demandent que ça (S9R1)
Je vais solliciter les plus en retrait (S51R1)
Je vais solliciter progressivement les élèves passifs avec des questions simples (S1R2)
Je me balade pas mal et c’est là que certains élèves font la démarche de poser une ou deux questions à part, ça évite de parler devant la classe, ils se sentent plus à l’aise (S23R3)
Je vais chercher ceux qui ne participent jamais (S39R2)
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Je les interroge [les présents participatifs] mais j’essaie de les limiter pour laisser un peu de place aux autres (S2R1)
Des fois il faut que je les limite un petit peu pour laisser parler les autres, parce qu’à la limite, je pourrais faire le cours juste avec eux… (S66R1)
Je les [les bons RAS] freine pour pas aller trop vite, pour pas perdre les autres (S65R1)
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Distribuer la parole (S16R2)
Canaliser, ne pas interroger les plus actifs et solliciter les plus en retrait (S51R1)
On essaye de pas trop les interroger [les éléments moteurs] en classe.
Ça va être dans l’interpellation, dans la sollicitation, je vais aller vers les transparents parce que c’est pas eux qui vont lever la main (S1R1)
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Je n'ai pas trop envie de forcer les élèves qui n'ont pas envie de parler ; s’ils n'ont pas envie de parler, ils n'ont pas envie de parler (S13R1)
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TA
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Certains sont vraiment timides donc j’essaie de pas les harceler parce qu’après ils se braquent (S23R3)
Je sens qu’ils [les passifs mais sérieux] auraient des choses à dire mais ils ne peuvent pas parce qu’il y a les pénibles ou les très très actifs qui les empêchent de participer (S62R1)
C’est pas parce qu’ils sont timides, qu’il faut les laisser dans leur coin (S63R1)
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Je ne suis pas forcément persuadée qu'on arrive forcément [à réussir] à l'école en participant (S13 R1)
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* Les verbatim sont identifiés à l’aide du numéro du sujet et du numéro d’ordre de la configuration (ensemble des catégories opératives nommées par un enseignant à partir du trombinoscope des élèves d’une de ses classes). Ainsi, S1R2 correspond au discours du sujet 1 produit autour de la deuxième configuration.
30Parmi les thèmes identifiés à l’issue de l’analyse, certains concernent un nombre important d’enseignants (18 sur les 67 de l’échantillon), comme celui de la régulation de la participation des élèves en classe (cf. tableau 2). Les élèves sont décrits par des catégories opératives relevant d’un ensemble de qualificatifs relativement homogènes parfois synonymiques (« actifs », « qui participent », « moteurs, communicatifs », « répondent spontanément quand on les sollicite » vs. « réservés », « très discrets », « transparents », « ne participent jamais », « timides »). Ces catégories opératives sont associées à un ensemble de règles d’action dont nous questionnons maintenant l’homogénéité. Dit autrement, il s’agit ici de savoir si des catégories opératives similaires sur le plan sémantique (selon l’analyste), provenant d’enseignants différents, sont associées aux mêmes règles d’action ou si les règles d’action diffèrent malgré l’identification d’une même catégorie opérative. Pour la régulation de la participation, quatre règles d’actions apparaissent, dont deux semblent, d’un premier abord, opposées : « inciter », « ne pas forcer ». Ainsi, concernant les élèves les plus timides, certains enseignants affirment les forcer à participer alors que d’autres s’y refusent. Les résultats montrent que la description des catégories opératives relatives aux élèves ne permet pas de prédire simplement les actions associées. Par conséquent, à deux enseignants qui décrivent de manière semblable leurs élèves (selon leur participation en classe), peuvent correspondre des règles d’actions opposées, en lien avec des buts différenciés. En d’autres termes, les enseignants semblent prendre des informations similaires sur les élèves, qui guideront leur action de manière différenciée.
31Par un examen plus fin de la « description de la catégorie opérative » pour le sujet S13 (cf. tableau 1), « ceux qui ne participent jamais » est complétée dans les commentaires par « timides qui ne parleront jamais », et par des propos sur le rôle de la participation dans la réussite scolaire (théorème-en-acte « je ne suis pas forcément persuadée qu’on arrive forcément [à réussir] à l’école en participant »). Les catégories opératives, considérées dans une première analyse comme semblables et correspondantes à des actions opposées, se distinguent en seconde analyse les unes des autres et un lien rationnel apparait.
32Nous retiendrons que le libellé seul de la catégorie opérative apporte une intelligibilité relative, voire parfois trompeuse de l’activité, en se passant notamment de la mise au jour des buts et des théorèmes-en-acte qui éclairent une partie des rationalités à l’œuvre d’un sujet à un autre. La plus grande prudence est donc de mise concernant l’éventuel projet de rendre compte de variabilités interindividuelles de l’activité par le seul relevé du libellé de chaque catégorie opérative.
33Les libellés des catégories opératives donnent des informations sur les représentations pour l’action des enseignants, relatives aux caractéristiques des élèves. Plusieurs caractéristiques sont-elles mobilisées par un même enseignant pour distinguer les élèves entre eux ?
- 6 La somme des configurations relevées pour l’ensemble des enseignants (N=67) s’élève à 143, pour un (...)
- 7 Les configurations S1R1 et S1R2 apparaissent en annexe. La configuration S1R3 est la suivante : « p (...)
34Rappelons que le protocole de recueil de données offre la possibilité aux sujets de constituer plusieurs configurations. Il apparait que deux tiers des enseignants (45 sur 67)6 ont procédé à plus d’une configuration (le tiers restant a effectué une unique configuration). Par exemple, l’enseignant S1 a effectué trois configurations7, ce qui signifie qu’un même élève apparait dans trois catégories différentes. Par exemple, la photographie de Noémie a successivement été classée dans les sous-groupes « ceux qui voudraient s’en sortir mais n’ont pas trouvé la méthode » dans une première configuration, puis « actifs » dans une seconde et enfin, « pas agréable » dans une troisième.
35Certaines configurations font apparaître un critère dominant de caractéristiques qui semble organiser l’ensemble de la configuration. Par exemple, « ceux qui s’impliquent beaucoup / participent moyennement / ceux qui ne s’impliquent jamais » (S56R3) sont des catégories opératives qui apparaissent de prime abord, construites sur un seul critère, celui du degré d’implication dans les activités conduites en classe. Pourtant, si l’on affine l’analyse, plusieurs critères apparaissent : l'intensité de l’implication de l’élève, la participation et la fréquence de l’implication. De manière plus générale, nos résultats montrent que pour la quasi-totalité des configurations, il apparait difficile d’affirmer qu’un seul critère caractérise chaque catégorie opérative. On peut citer quelques exceptions comme dans les configurations suivantes : « les moins matures / les matures / les matures + / les matures ++ / les matures +++ » (dont le critère commun est le degré de maturité), « les leaders / les suiveurs » (dont le critère commun est la position dans un groupe social), « agréables / pas agréables » (dont le critère commun est l’agréabilité). Au-delà de ces exceptions, le processus de catégorisation, lorsqu’il est examiné sous l’angle de la construction des configurations, apparaît très généralement construit autour de plusieurs critères.
36L’analyse du nom de la catégorie opérative montre parfois une multiplicité de critères associés. Par exemple, la catégorie opérative « en réussite mais pas trop d’effort » renvoie à des critères de performance associés à une forme de paresse. D’autres associations de critères apparaissent dans les catégories opératives suivantes : « les sympas pas trop bosseurs » (critères de sympathie et de travail), « bonnes aptitudes mais perturbateurs » (critère d’aptitude associé à l’impact sur le déroulé du cours), « redoublants internes » (critère de réussite scolaire et de régime de pension).
37Ainsi, cet ensemble de résultats laisse apparaître une représentation des élèves par les enseignants triplement multicritériée. Premièrement, elle est multicritériée parce qu’un enseignant peut, dans le même temps, décrire sa classe sous différentes configurations. Deuxièmement, le caractère multicritérié apparait dans l’agencement des catégories opératives au sein d’une même configuration. Tout se passe comme si, pour un moment donné, un enseignant n’appréhendait pas tous les sous-groupes d’élèves avec les mêmes critères, selon une « grille de lecture » unique : la grille change en fonction des sous-groupes d’élèves concernés. L’approche par schèmes nous permet d’avancer que le changement de critère dans l’élaboration de catégories selon les sous-groupes d’élèves au sein d’une même configuration correspond à des buts distincts. Tel sous-ensemble d’élèves de la classe est perçu par un enseignant sous l’angle du bavardage alors que tel autre sous-groupe composé d’autres élèves de cette même classe, est perçu par ce même enseignant, sous le prisme de son faible niveau scolaire. Des actions distinctes pour les élèves « bavards » d'une part et les élèves « niveau faible » d'autre part y sont alors associées. Troisièmement, les catégories opératives elles-mêmes, par leur dénomination apportée par les enseignants, ne sont pas toutes réductibles à un critère unique.
38L’analyse de la cohérence des différentes composantes du schème, à partir des données propres à un même enseignant, constitue une approche de l’activité qui nous semble de nature à apporter des éléments d’analyse importants pour comprendre l’activité. Illustrer cette cohérence nécessite d’exposer assez finement les modalités d’articulation entre les invariants opératoires et les règles d’action, et ne peut être exposé ici pour les 143 configurations relevées. Nous retenons un cas pour lequel la cohérence a été précisée par le sujet, cohérence dont on peut rendre compte dans l’espace d’un article. Il concerne un enseignant très expérimenté, qui n’a réalisé qu’une seule configuration (S67R1), composée de quatre catégories opératives : « les locomotives », « dans son coin exposé aux quolibets », « girouette », « déficit de connaissance et d’éducation ».
39Les « locomotives » sont « des filles autonomes et actives, qui bénéficient d’un bon suivi parental. En classe la difficulté consiste à leur assurer une progression soutenue en les protégeant des remarques négatives des autres élèves […] C’est des gens […] qu’on a envie de cloner […] ce sont des électeurs que j’essaie de garder, moi je tiens beaucoup à ces gens-là, j’en ai besoin, c’est pas du luxe pour moi. Même si elles vont pas prendre la tête d’une révolte contre les perturbateurs, […] ce sont des alliées objectives […] j’essaie de garder mon électorat ». La principale règle d’action associée, relève d’un traitement différencié consistant à envoyer des informations aux familles des élèves désignées « locomotives », par messagerie électronique (devoirs, leçons à étudier).
40L’élève « dans son coin, exposé aux quolibets des autres » est décrit comme un élève qui a peur des autres, à qui l’adage « vivons heureux vivons cachés » conviendrait pour le présenter.
41La catégorie « girouette » est, comme la précédente, constituée d’un seul élève. Il s’agit d’un « garçon influençable, qui a un bon fond, mais qui arrive avec un parcours beaucoup plus mouvementé en collège et vraisemblablement en primaire… comme une girouette, il est toujours en train de prendre le vent, il est l’enjeu de la classe ».
- 8 Le recours des enseignants à des métaphores guerrières a été souligné dans une publication antérieu (...)
42Les élèves en « déficit de connaissance et d’éducation » ont « manifestement de gros problèmes à la maison, un gros déficit d’éducation avant d’arriver chez nous, ils essaient de jouer les bad-boys, ils sont les concurrents du prof ; en leur for intérieur, ils savent qu’ils ont tort donc pour essayer de se remettre en selle, ils essaient de capter l’attention des autres. C’est comme une campagne électorale permanente, ils essaient de gagner des gens à leur cause […] ; chaque fois qu’ils peuvent, ils essaient de faire rigoler celui-là [girouette], et même quand ça dérape, ils traitent les autres d’intello […]. Ils se positionnent en concurrents du professeur et tentent de saper son autorité ou de le déstabiliser, le but est d’amener le prof à faire des remarques, à les sanctionner ou à les exclure afin de prouver aux autres qu’ils existent ». Les règles d’actions associées sont : « c’est toujours un peu la corde raide, c’est un numéro d’équilibriste […] l’objectif est de savoir qui va avoir la majorité silencieuse de son côté […] toujours obligé de recadrer, c’est la petite guéguerre en permanence, guerre8 de position ; on est toujours sur le qui-vive […] je ne lâche rien ».
43L’enseignant nous explique que les élèves qu’il a regroupés dans la catégorie « déficit de connaissance et d’éducation » essaient de gagner le » girouette » à leur cause, alors que lui tente de garder « le girouette dans le giron des locomotives ». Ainsi, pour cet enseignant, une articulation des catégories opératives entre elles, est explicitée avec la catégorie « girouette » décrite comme l’« enjeu de la classe », enjeu disputé de part et d’autre par l’enseignant et par les élèves de la catégorie opérative « déficit de connaissance et d’éducation ». Nous voyons ici l’agencement des relations entre les différentes catégories opératives de la configuration.
44Ce schème, que nous avons dénommé « lutte contre les leaders négatifs pour ne pas perdre les influençables », rassemble trois enseignants de l’échantillon. Il a été décrit par des données recueillies en peu de temps et a ainsi permis d’accéder à une part de la rationalité de ces enseignants.
45Cet article tente d’éprouver un protocole de recueil basé sur la catégorisation pour identifier des éléments de schèmes. L’analyse est extrinsèque dans le sens où elle part d’éléments d’analyse du travail extérieur au sujet (les trombinoscopes des élèves d’une classe) mais également intrinsèque dans le sens où c’est le sujet qui sera amené, par la catégorisation, à donner des éléments sur sa propre activité par la médiation des trois étapes : classement, production de propriétés et énonciation des règles d’action. La partie énonciation des règles d’action est la partie la plus originale au regard des travaux cités dans le champ des recherches sur les catégorisations des élèves par le(ur)s enseignants.
46Les résultats montrent que des catégories opératives synonymiques peuvent être associées à une gamme de règles d’actions distinctes, voire opposées d’un enseignant à un autre. Par exemple, plusieurs enseignants ont créé la catégorie « les élèves qui participent », mais certains vont s’appuyer sur ces élèves pour animer la classe tandis que d’autres vont limiter leur participation. Ces résultats montrent qu’une analyse fine des données peut invalider le rapprochement qu’un analyste pourrait opérer entre deux catégories aux dénominations semblables. Associer des catégories opératives semblables (nommées par des mots équivalents par les sujets) de sujets différents prendrait le risque important d’un réductionnisme quant à l’analyse de l’activité. Dit autrement, un composant du schème ne permet pas d’en inférer la totalité, ce qui nous semble être de nature à éclairer les résultats qui s’avèrent difficiles à interpréter dans l’approche proposée par Lara Laflotte dans ce numéro, et pour laquelle des liens entre catégories et interactions observés en classe sont interrogés. L’étude des catégories opératives, à la différence d’autres recherches sur les catégorisations des enseignants (Páramo, 2013 ; Laflotte dans ce numéro) permet de rendre compte de variabilités interindividuelles fines, en mettant au jour, notamment via l’énonciation des théorèmes-en-acte, des buts différents d’un enseignant à un autre qui pourtant semblent tous se représenter les élèves sous les mêmes caractéristiques. Ces résultats n’excluent pas de procéder à une analyse des catégories opératives inter-enseignants, comme initiée lors de l’élaboration du tableau 2, ou par d’autres auteurs (par exemple Páramo, 2013), mais obligent à prendre des précautions en amont des agrégations de données, pour éviter de trop perdre la cohérence intra-individuelle dans les analyses.
47Par ailleurs, les résultats montrent que la majorité des enseignants construit plusieurs configurations à un même moment de l’année (seul un tiers associe chacun de ses élèves à une unique catégorie opérative), ce qui pourrait relever d’un résultat original au regard de l’état de la question effectué. En effet, à notre connaissance, seule Greta Morine-Dershimer (1978) a décrit des configurations différentes pour un même enseignant : elle l’a montré par une approche longitudinale à la différence de nos résultats qui plaident pour une analyse plus complexe des catégories opératives au niveau intra-individuel.
48L’étude des catégories opératives tente de rendre compte de concepts-en-acte du sujet. Pour ce faire, le couplage situation/sujet importe. Or, la technique suivie offre la possibilité pour le sujet de se référer à plusieurs classes de situations, au moment de la tâche de classement. Plus précisément, la possibilité pour le sujet d’effectuer plusieurs configurations successives permet de se référer à des classes de situations distinctes. C’est par exemple ce que nous avons relevé avec un enseignant d’EPS qui intervient avec les élèves dans deux classes de situations distinctes pour lui : il a procédé à une configuration permettant de traduire sa façon de voir ses « élèves en sport » d’une part, et ses « élèves en salle de cours » d’autre part (dans le cadre d’un cours sur la prévention aux risques professionnels durant lequel les élèves sont assis devant des tables et lui au tableau). Aucun autre enseignant n’a exprimé le besoin de nous préciser qu’il se référait à des classes de situations différentes, mais probablement qu’un ensemble d’occurrences de situations vécues ont servi de référence aux sujets lors des tâches de classement, de production de propriétés et d’expression des règles d’action. Nous pouvons supposer que les enseignants qui ont effectué plusieurs configurations se sont référés à plusieurs classes de situations alors que les enseignants qui ont effectué une unique configuration se sont référés à une seule classe de situations. Ces questions rejoignent les travaux de Renan Samurçay et Pierre Rabardel (2004) qui abordent les liens entre situations, classes de situations, catégorisation et invariants représentationnels. Pour ces auteurs, « la construction des représentations liées à des classes de situations par le sujet suit un axe de généralisation ou d’extension qui se produit à la fois par des activités de catégorisation et d’agrégation qui à leur tour permettent la construction des invariants représentationnels et organisateur de l’action ainsi que l’enrichissement du cadre conceptuel que le sujet met en œuvre pour le traitement de situations singulières » (p.173). Si le rôle des activités de catégorisation dans la construction des invariants représentationnels est avancé par ces auteurs, il reste à investiguer s’agissant de l’étude des catégories opératives, une situation de catégorisation « non naturelle », c’est-à-dire non provoquée par l’analyste.
- 9 Voici quelques exemples de théorèmes-en-acte relevés : « les non investis ils peuvent avoir un bon (...)
49Sur le plan de la validité de l’interprétation des données recueillies, utiliser une unique source de données, en l’occurrence le discours des enseignants, en se privant en quelque sorte d’une analyse extrinsèque (possible à travers l’observation de situations d’enseignement-apprentissage) renvoie à une limite dans l’appréhension de l’activité dans sa complexité. Lorsqu’il est amené à exprimer des règles d’action, l’enseignant exprime-t-il toujours ce qu’il fait réellement, ou bien exprime-t-il ce qu’il tendrait à faire dans l’idéal, ou encore ce dont il prendrait conscience ? S’agissant d’accéder à sa subjectivité, il nous semble que l’étude des catégories opératives crée une situation propice à l’expression de prises de conscience (le sujet exprime notamment des étonnements vis-à-vis des liens entre catégories opératives qu’il construit et règles d’action qu’il énonce) du fait notamment de la chronologie des étapes de recueil. En effet, la tâche de classement précédant celle de production de propriétés, amène le sujet à verbaliser les concepts qui sous-tendent son action avant même d’avoir à évoquer une action éventuellement associée. Par ailleurs, un gage de validité écologique des données apparait dans l’expression de théorèmes-en-acte (qui n’ont pu être identifiés pour tous les enseignants)9 notamment car les sujets produisent un discours qui étaye l’ancrage des catégories opératives dans leurs représentations pour l’action.
50En s’appuyant sur le concept de schème, les liens entre les concepts-en-actes et les règles d’action énoncées ont été investigués. Les phases successives du recueil de données (pour chaque enseignant : tâche de classement des élèves sur la base du trombinoscope, commentaire de ce classement puis expression de règles d’action) ont permis d’obtenir un discours structuré par les catégories opératives. Ainsi, 67 enseignants ont été amenés à décrire individuellement la façon dont ils appréhendent les élèves d’une de leurs classes, puis, dans un second temps, l’éventuel lien avec leurs actions, leurs buts, leurs théorèmes-en-acte.
51L’articulation entre le recueil des catégories opératives, des règles d’action et des théorèmes-en-acte, examinés au niveau intra individuel, apparaît prometteur et renouvelle à sa mesure les quelques recherches dans le domaine de l’étude des catégories des enseignants.
- 10 Par exemple en formation initiale diplômante, dans le cadre de l’initiation à la recherche en éduca (...)
52Du point de vue de la formation des enseignants, l’étude des catégories opératives des enseignants revêt un intérêt particulier. En effet, elle offre aux enseignants en formation10, par un recueil ne nécessitant pas de moyens techniques lourds, une première approche de l’activité « non visible » de leurs collègues. Ils peuvent notamment identifier des théorèmes-en-acte, pour éventuellement ensuite les mettre en discussion, interrogeant ainsi les allants de soi qui structurent les actions quotidiennes de leurs collègues. Cette approche est un complément à la formation des enseignants à la prise en compte de la variabilité interindividuelle des apprenants, comme elle se développe ailleurs (par exemple Rahman, Scaife, Yahya, & Jalil, 2010), en mettant la compréhension de l’activité d’enseignants vis-à-vis des élèves au cœur de son projet. Elle peut être utilisée pour compléter des co-analyses de l’activité ou des analyses ergonomiques du travail pour la conception d’outils d’aide. Dans ce dernier domaine, nous notons le développement croissant d’applications numériques à destination des enseignants, basées sur des catégories d’élèves. Ces applications portent, ou plus souvent importent (d’outre-Atlantique) des schèmes de « différenciation pédagogique » qui impactent les dimensions les plus didactiques du travail enseignant, et méritent un outillage en matière de recherche en éducation pour questionner cet impact ou participer à leur conception.
53Au-delà d’une intelligibilité de l’activité des enseignants, l’étude des catégories opératives peut éclairer tout type d’activité, sur la base de catégorisations d’objets qui lui sont propres. Par exemple, elle a été déployée auprès d’élèves pour comprendre les régulations de leur activité vis-à-vis de leurs différents cours et enseignants (Veyrac, Murillo, Blanc & Sahuc dans ce numéro). Elle permet, dans un temps de recueil relativement court, de faire apparaître par le sujet et pour le sujet, des éléments d’organisation de son activité. Elle lui permet d’exprimer des éléments structurant la régulation de ses actions, à la condition que les objets à catégoriser interviennent précisément dans ces régulations ; en la matière, le choix des objets donnés à classer par l’analyste est déterminant. Enfin, elle s’inscrit dans un niveau d’analyse plus général de l’activité, un niveau permettant d’identifier des éléments organisateurs forts, telles les propositions tenues pour vraies par les sujets relatives à des « objets » centraux de leur travail.
54La question de l’effet de la tâche proposée par la situation de recueil sur le sujet reste quant à elle à investiguer : la tâche de classement provoque-t-elle des prises de conscience ou génère-t-elle un nouveau regard, non construit jusqu’alors, sur les objets de travail ? L’étude des catégories opératives questionne ainsi les liens entre analyse du travail et situations de développement des sujets.