Crevettes, moules et crabe bleu… pour la soirée d’ouverture du sommet du G7 en juin à Borgo Egnazia, dans les Pouilles, le célèbre chef italien Massimo Bottura a intitulé son plat principal « Je t’emmène en Italie avec moi ». Une soupe de poissons frais de l’Adriatique qui face à un parterre de dirigeants du monde entier pourrait presque s’apparenter à un message politique : au lieu de diaboliser le crabe bleu qui a envahi les côtes méditerranéennes, apprenons plutôt à le cuisiner !

À Scardovari, village de pêcheurs du nord de l’Adriatique, on enrage. Coincée entre le delta du Po d’un côté, la lagune de la Sacca, et l’Adriatique de l’autre, ce hameau de 2000 habitants est l’un des épicentres de la production de palourdes en Italie. Ici, le crabe bleu a mis sens dessus dessous toute l’économie locale.

En temps normal, le consortium de Scardovari, qui regroupe 14 coopératives et 1 500 pêcheurs, produit 7 500 tonnes de palourdes par an. Mais depuis l’été dernier, l’invasion de ce crustacé aux pattes bleutées a réduit la pêche à néant. Selon les chiffres communiqués par Fedagripesca, une confédération du secteur, la production de palourdes a diminué de plus de 70 % dans le delta du Po, avec des pertes estimées à 100 millions d’euros.

Une espèce exotique devenue invasive

« Il nous a tout pris », lâche avec amertume, Gianbruno Colacicco, 54 ans, pêcheur de mollusques depuis 1990. « Palourdes, moules, crabes, crevettes, il dévore tout sur son passage, laissant nos coquillages vides et écrabouillés », poursuit-il, photos à l’appui.

L’homme qui, en juin, avait déjà perdu près de 20 % de sa production annuelle de moules, se souvient particulièrement d’une nuit de l’été dernier, quand des crabes bleus se sont attaqués aux bassins dans lesquels sont élevés les semis des palourdes. « Quand on est arrivé le lendemain, des miettes de coquilles flottaient, comme si on les avait passées au broyeur. »

Le crabe bleu, Callinectes sapidus, a été identifié pour la première fois dans le bassin méditerranéen puis dans la mer Adriatique à la fin des années 1940, explique Francesco Tiralongo, biologiste marin à l’université de Catane. « C’est une espèce exotique, c’est-à-dire qui a été introduite par l’homme, via les eaux de ballast des bateaux de commerce », poursuit le spécialiste qui étudie le spécimen depuis plus de cinq ans.

Pendant des décennies, sa présence dans le delta du Po a été marginale. Mais à l’été 2023, l’espèce devient invasive, c’est-à-dire qu’elle se met à détruire l’écosystème dans lequel elle a été introduite. Le spécialiste explique cette prolifération soudaine par un double phénomène : « Avec les fortes vagues de chaleur de ces deux dernières années, le crabe bleu a trouvé son environnement idéal dans cette zone de l’Adriatique. Par ailleurs, le réchauffement de l’eau accélère le métabolisme des espèces thermophiles, ce qui favorise leur prolifération. »

Un redoutable prédateur

Un cercle vicieux et dévastateur quand on sait que les femelles peuvent pondre jusqu’à 8 millions d’œufs – 3,5 millions en moyenne – trois fois par an. « Malheureusement, avec le réchauffement climatique, ces vagues de chaleur seront plus fortes et fréquentes, et on va devoir cohabiter avec de plus en plus d’espèces invasives en Méditerranée », alerte le chercheur qui cite l’exemple du poisson lion (Pterois miles), venu de la mer Rouge par le canal de Suez, ou du poisson-ballon, aussi arrivé par le canal de Suez et dont la chair toxique a causé la mort de plusieurs personnes.

En plus de se reproduire à la vitesse de l’éclair, le « tueur des mers », comme on l’appelle à Scardovari, est un redoutable prédateur. « Il peut même devenir cannibale si besoin ! », souligne Emanuele Rossetti, biologiste du consortium de Scardovari. « Une voracité qui pose un gros problème pour les autres espèces qui se nourrissent des mêmes ressources que lui. »

Particulièrement résistant, il s’adapte à tout type d’environnement, eau douce, eau salée, de 0 à 40°C. Mais alors que dans son environnement naturel sa présence est régulée par celle d’autres prédateurs, poissons ou oiseaux marins, ces derniers sont absents des eaux italiennes. « Tout l’écosystème est attaqué par cet animal qui est devenu complètement dominant, c’est une catastrophe pour la biodiversité de notre lagune », s’alarme Emanuele Rossetti, donnant l’exemple de leur crabe autochtone, le Carcinus aestuarii, qui a presque disparu de la lagune.

En Italie, les pêcheurs face à l’invasion du crabe bleu

Des pêcheurs d’anguilles en Corse, aux pêcheurs tunisiens, qui le surnomment « crabe Daech », en raison de sa voracité, en passant par l’Espagne, l’Italie et la Grèce, le crabe bleu menace tout le bassin Méditerranéen. Alors comment réguler sa présence ? Faut-il par exemple introduire un autre prédateur pour réduire sa population ? « Une très mauvaise idée », répond catégoriquement Francesco Tiralongo, qui préconise « une pêche intensive de l’animal » pour essayer de contenir l’explosion du phénomène.

Des bassins pour protéger les palourdes

À Scardovari, la lutte s’organise. En plus de capturer massivement le crabe bleu, les pêcheurs ont créé des bassins avec des grillages en fer très serrés, recouverts de plastique, pour protéger les palourdes. Au total, six bassins, soit une vingtaine d’hectares, ont été ainsi protégés. « Ce qui n’est pas grand-chose par rapport aux 300 hectares que l’on avait avant », précise Cristian Farabotin, qui supervise l’expérimentation.

Le problème est qu’à l’intérieur des bassins, l’eau stagne et se réchauffe, les algues pullulent… « ce qui coûte très cher en entretien et en main d’œuvre », ajoute Cristian Farabotin. Sur les six parcelles, deux seulement donnent des résultats plutôt positifs.

C’est pourquoi de l’avis de nombreux observateurs, il faudrait surtout apprendre à consommer la bestiole à la chair proche, selon les amateurs, de celle de l’araignée. « On ne pourra jamais l’éradiquer, la seule solution pour contrôler sa population est de pêcher le crabe bleu et de le consommer pour que cela soit rentable pour les pêcheurs », estime Guillaume Marchessaux, chercheur spécialiste des espèces invasives à l’Université de Palerme.

En Italie, les pêcheurs face à l’invasion du crabe bleu

Selon le biologiste, co-auteur d’un livre culinaire sur des recettes à base de crabes bleus, il y a un vrai travail de sensibilisation à faire auprès du grand public. « Il ne fait pas partie de nos habitudes alimentaires, sa couleur peut faire un peu peur, sa taille aussi. Mais il faut essayer de changer notre perception et inciter à une consommation citoyenne, comme le font d’ailleurs les Américains. »

Et s’il suffisait de le consommer ?

Manger du crabe bleu à toutes les sauces ? Emanuele Rossetti est sceptique. « Il n’y a pas de marché, ni en Italie, ni en France, ni en Allemagne, ce n’est pas dans nos traditions de manger du crabe bleu, cela demande beaucoup de préparation, il faut éplucher toute la carapace pour pouvoir consommer la pulpe, justifie-t-il. Et puis, c’est difficile de l’exporter aux États-Unis, car le crabe doit être consommé frais, donc arrivé vivant. »

D’ailleurs le spécialiste l’assure, à chaque fois que les pêcheurs ont tenté de trouver de nouveaux débouchés, cela n’a pas fonctionné. « On a même essayé d’en faire des croquettes pour animaux, raconte-t-il. Le biocarburant est une autre piste, mais il faudrait plusieurs années pour réussir à créer une filière en Europe. » Résultat, « chaque jour, ce sont presque dix tonnes de crabes bleus qui finissent à la décharge ».

Dans la plus ancienne coopérative du village, créée en 1936, Gianluca Travaglia semble moins pessimiste. Fils et petit-fils de pêcheur, lui-même en mer depuis ses 15 ans, l’homme de 53 ans en a vu d’autres. En feuilletant un album photos de la coopérative qui retrace le siècle écoulé, il rappelle les terribles inondations de 1951, les premiers cabanons détruits par les intempéries en 1957, l’âge d’or de l’anguille et de la sole, puis le boom des palourdes dans les années 1990. « On en a connu des crises, soupire-t-il, comme disaient mes grands-parents. Avec la pêche, quand une porte se ferme, il y a toujours un portail qui s’ouvre. »

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Quand l’espèce exotique devient envahissante

Une espèce exotique sur 1000 en moyenne devient envahissante. C’est le cas lorsque l’espèce se met à détruire la biodiversité alentour, avec des conséquences possibles sur la santé humaine ou l’économie. Deux scénarios sont mis en évidence par les scientifiques.

La fluctuation : après une augmentation exponentielle, la population s’autorégule avec des années de forte présence et d’autres de diminution. C’est le cas de la méduse Mnemiopsis leidyi, une espèce américaine qui revient régulièrement envahir les mers d’Europe depuis les années 1980.

Le « boom and bust » (croissance décroissance) : explosion suivie d’une forte décroissance pour atteindre un seuil de présence très faible. Comme la Caulerpa taxifolia, aussi appelée «peste verte» ou «algue tueuse», qui avait envahi les côtes de Monaco dans les années 1980, puis le reste de la Méditerranée, et a quasiment disparu aujourd’hui.